Journal d’Islande
4 juillet > 11 novembre 1997 - 229 pages

Vous prenez une tente, un sac à dos, un appareil-photo, et deux ou trois cahiers vierges. Vous commencez par l’Islande, et prévoyez de finir votre année sabbatique en Chine. Eh bien vous n’irez pas en Chine. Vous resterez en Islande, pendant quatre ans, et vous n’en reviendrez jamais complètement.

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4 juillet > 11 novembre 1997 - 229 pages
Vous prenez une tente, un sac à dos, un appareil-photo, et deux ou trois cahiers vierges. Vous commencez par l’Islande, et prévoyez de finir votre année sabbatique en Chine. Eh bien vous n’irez pas en Chine. Vous resterez en Islande, pendant quatre ans, et vous n’en reviendrez jamais complètement.

Journal des quatre premiers mois de ma vie islandaise, en forme de pérégrinations.

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EXTRAIT N°1 (pages 16 à 18) :

Jeudi 17 juillet 1997

Me voici en Islande depuis une semaine. Petit déjeuner au feu de bois. Levée de camp vers 11h. Je compte atteindre le phare de Fontur cet après-midi, à la pointe de Langanes.

Après quelques kilomètres de marche laborieuse, je parviens à Skoruvik, petite baie où les falaises s’affaissent jusqu’au niveau de la mer, laissant place à une prairie occupée par une ferme en ruine, à cent mètres de la plage. Un cadavre de mouton marque l’entrée du site. L’endroit est peu morbide, mais je note qu’il y a tout pour camper : un cours d’eau, de l’herbe et du bois. Au besoin, je pourrai donc revenir m’installer ici ce soir.

Journal d’Islande


Je continue d’avancer, agacé en permanence par les moucherons. Il reste une douzaine de kilomètres jusqu’à Fontur. Depuis ce matin, le soleil transparaît difficilement derrière une épaisse couche de brume qui n’en finit pas de se lever. Peu à peu, le paysage devient d’une dureté rare. Je n’ai jamais vu une chose pareille. Cela évoque littéralement le résultat d’un cataclysme qui aurait anéanti une vaste ville en pierre. Tout n’est que blocs de roche entrechoqués. L’espace est ras. Le seul relief est celui des pierres saillantes. La mousse, nichée dans les anfractuosités, est plus sèche et plus rare. Tout est d’une aridité, d’une dureté extrême. La piste, de plus en plus grossière et irrégulière, quitte le bord des falaises pour s’engager au milieu du plateau, qui ne fait maintenant que deux ou trois kilomètres de large, de sorte qu’on peut voir la mer de chaque côté. Puis elle débouche enfin sur la dernière partie de la péninsule, une toundra parfaitement rase, constituée d’une herbe très courte et parsemée de petites fleurs blanches et roses.

Au bout du plateau, qui s’élève ici à une centaine de mètres au-dessus de la mer, comme porté par les falaises, voici le phare : Fontur, modeste tour blanche. Je m’abrite un moment dans son entrée afin de me protéger du vent qui vient de se lever. Puis je m’approche de ces falaises qui brutalement mettent fin à la terre. A plat ventre sur le bord du précipice, j’observe les oiseaux. La plupart sont des pétrels, aux allures caractéristiques de bombardier B 52. Leur vol me fascine. C’est comme si je n’avais encore jamais vu d’oiseaux voler auparavant. Ils sont des centaines à passer devant moi, silencieusement, à quelques mètres parfois, en longeant la falaise pour profiter des courants d’air ascendants et jeter un coup d’œil au bipède que je suis. Certains décrivent sept ou huit fois la même ellipse, comme pour mieux observer l’observateur. Il s’en trouve même qui déploient toute leur science du vol pour, une fois parvenus à mon niveau, faire du sur-place, comme s’ils cherchaient à tenir la pose devant l’appareil photo, que j’actionne sans cesse.

De retour au phare, blotti dans l’entrée, je tergiverse un moment pour savoir si je campe ici, bien qu’il n’y ait pas d’eau ni de bois, ou si je retourne à Skoruvik. Finalement, la tentation d’un bon feu de bois est la plus forte et, après avoir pris un peu de nourriture, je repars. Il est 17h. Les mêmes douze kilomètres sont à refaire en sens inverse. Mais cette fois le vent s’est accru fortement et la brume s’est encore abaissée. Ainsi le paysage, déjà hostile à l’aller, prend maintenant un caractère tout à fait fantomatique et surnaturel. De grands paquets de brume grise, balayés par un vent puissant, viennent lécher en sifflant les angles acérés des pierres. La présence humaine est toujours nulle. Je marche à pas de plus en plus courts et lents, ployés sous le poids de mon sac à dos. Je dois ressembler à un personnage de rescapé, errant dans l’absurdité d’une planète sans vie. J’ai à peine la force de me réjouir à la vue de Skoruvik, apparaissant derrière un linceul de brouillard qui ne laisse voir du soleil qu’un disque terne et froid.

Je pose mon sac à terre, et son poids me reste. Je vagabonde autour des ruines à la recherche d’un endroit pour planter la tente. Ce sera face à la mer. D’abord, allumer un feu. Il faut apporter du bois, des pierres. Tout cela me coûte. Grâce à une adresse un peu meilleure à chaque fois, le feu prend rapidement, ravivé sans cesse par des rafales de vent qui continuent de balayer la brume vers la mer. Comment se peut-il que le vent n’ait pas encore fini de vider le ciel de toute cette brume ! Elle n’a pas cessé de courir au-dessus de ma tête depuis ce matin. La tente enfin montée, je peux commencer à manger vers 22 h, comme chaque soir. Quel soulagement ! Le bouillon est le meilleur jamais absorbé.

Le repas terminé, je reste longtemps blotti près du feu. Le vent s’adoucit. Le ciel semble alors vouloir me récompenser de mes peines par un sublime flamboiement de pourpre, de mauve et de rose orangé. A peine croit-on que c’est fini et que les rideaux de velours se sont refermés sur la scène, ils s’ouvrent à nouveau sur une nouvelle combinaison de nuages, de lumières colorées et de reflets marins. Ici, le crépuscule et l’aurore fusionnent en noce de feu. Devant le spectacle, ma fatigue s’estompe et je reste à contempler et à photographier jusqu’à 1h30.

EXTRAIT N°1 (pages 16 à 18) :

Jeudi 17 juillet 1997

Me voici en Islande depuis une semaine. Petit déjeuner au feu de bois. Levée de camp vers 11h. Je compte atteindre le phare de Fontur cet après-midi, à la pointe de Langanes.

Après quelques kilomètres de marche laborieuse, je parviens à Skoruvik, petite baie où les falaises s’affaissent jusqu’au niveau de la mer, laissant place à une prairie occupée par une ferme en ruine, à cent mètres de la plage. Un cadavre de mouton marque l’entrée du site. L’endroit est peu morbide, mais je note qu’il y a tout pour camper : un cours d’eau, de l’herbe et du bois. Au besoin, je pourrai donc revenir m’installer ici ce soir.

Journal d’Islande


Je continue d’avancer, agacé en permanence par les moucherons. Il reste une douzaine de kilomètres jusqu’à Fontur. Depuis ce matin, le soleil transparaît difficilement derrière une épaisse couche de brume qui n’en finit pas de se lever. Peu à peu, le paysage devient d’une dureté rare. Je n’ai jamais vu une chose pareille. Cela évoque littéralement le résultat d’un cataclysme qui aurait anéanti une vaste ville en pierre. Tout n’est que blocs de roche entrechoqués. L’espace est ras. Le seul relief est celui des pierres saillantes. La mousse, nichée dans les anfractuosités, est plus sèche et plus rare. Tout est d’une aridité, d’une dureté extrême. La piste, de plus en plus grossière et irrégulière, quitte le bord des falaises pour s’engager au milieu du plateau, qui ne fait maintenant que deux ou trois kilomètres de large, de sorte qu’on peut voir la mer de chaque côté. Puis elle débouche enfin sur la dernière partie de la péninsule, une toundra parfaitement rase, constituée d’une herbe très courte et parsemée de petites fleurs blanches et roses.

Au bout du plateau, qui s’élève ici à une centaine de mètres au-dessus de la mer, comme porté par les falaises, voici le phare : Fontur, modeste tour blanche. Je m’abrite un moment dans son entrée afin de me protéger du vent qui vient de se lever. Puis je m’approche de ces falaises qui brutalement mettent fin à la terre. A plat ventre sur le bord du précipice, j’observe les oiseaux. La plupart sont des pétrels, aux allures caractéristiques de bombardier B 52. Leur vol me fascine. C’est comme si je n’avais encore jamais vu d’oiseaux voler auparavant. Ils sont des centaines à passer devant moi, silencieusement, à quelques mètres parfois, en longeant la falaise pour profiter des courants d’air ascendants et jeter un coup d’œil au bipède que je suis. Certains décrivent sept ou huit fois la même ellipse, comme pour mieux observer l’observateur. Il s’en trouve même qui déploient toute leur science du vol pour, une fois parvenus à mon niveau, faire du sur-place, comme s’ils cherchaient à tenir la pose devant l’appareil photo, que j’actionne sans cesse.

De retour au phare, blotti dans l’entrée, je tergiverse un moment pour savoir si je campe ici, bien qu’il n’y ait pas d’eau ni de bois, ou si je retourne à Skoruvik. Finalement, la tentation d’un bon feu de bois est la plus forte et, après avoir pris un peu de nourriture, je repars. Il est 17h. Les mêmes douze kilomètres sont à refaire en sens inverse. Mais cette fois le vent s’est accru fortement et la brume s’est encore abaissée. Ainsi le paysage, déjà hostile à l’aller, prend maintenant un caractère tout à fait fantomatique et surnaturel. De grands paquets de brume grise, balayés par un vent puissant, viennent lécher en sifflant les angles acérés des pierres. La présence humaine est toujours nulle. Je marche à pas de plus en plus courts et lents, ployés sous le poids de mon sac à dos. Je dois ressembler à un personnage de rescapé, errant dans l’absurdité d’une planète sans vie. J’ai à peine la force de me réjouir à la vue de Skoruvik, apparaissant derrière un linceul de brouillard qui ne laisse voir du soleil qu’un disque terne et froid.

Je pose mon sac à terre, et son poids me reste. Je vagabonde autour des ruines à la recherche d’un endroit pour planter la tente. Ce sera face à la mer. D’abord, allumer un feu. Il faut apporter du bois, des pierres. Tout cela me coûte. Grâce à une adresse un peu meilleure à chaque fois, le feu prend rapidement, ravivé sans cesse par des rafales de vent qui continuent de balayer la brume vers la mer. Comment se peut-il que le vent n’ait pas encore fini de vider le ciel de toute cette brume ! Elle n’a pas cessé de courir au-dessus de ma tête depuis ce matin. La tente enfin montée, je peux commencer à manger vers 22 h, comme chaque soir. Quel soulagement ! Le bouillon est le meilleur jamais absorbé.

Le repas terminé, je reste longtemps blotti près du feu. Le vent s’adoucit. Le ciel semble alors vouloir me récompenser de mes peines par un sublime flamboiement de pourpre, de mauve et de rose orangé. A peine croit-on que c’est fini et que les rideaux de velours se sont refermés sur la scène, ils s’ouvrent à nouveau sur une nouvelle combinaison de nuages, de lumières colorées et de reflets marins. Ici, le crépuscule et l’aurore fusionnent en noce de feu. Devant le spectacle, ma fatigue s’estompe et je reste à contempler et à photographier jusqu’à 1h30.

EXTRAIT N°2 (pages 66 à 69) :

Mercredi 20 août 1997

J’ai entendu la pluie tomber toute la nuit. Ce matin le ciel est encore couvert, mais la brume a disparu et les nuages sont hauts, si bien que le Hofsjökull est parfaitement visible au loin. Le vent a tourné au sud-est.

D’après la carte, en remontant la rivière Hvannavallakvisi, près de laquelle je campe, j’atteindrai rapidement le sommet des monts Thjöfadalafjöll, et de là serai tout près du glacier Langjökull, avec une vue imprenable sur la plaine de Kjölur. J’emporte un casse-croûte et mon équipement contre le mauvais temps. À 11h30 je suis parti.

Sur toute sa longueur, la rivière est bordée de tapis de mousses au vert éclatant, parfois teintées de roux. Quant à la roche encaissant le cours d’eau, elle est d’un rouge hématite et développe des formes nodulaires. Plus haut, j’atteins un large pan de neige durcie, plaquée sur tout un flanc de la montagne. En bas dans la plaine, j’assiste au rassemblement d’une centaine d’oies qui se mettent à jacasser bruyamment. Ce sont elles, apparemment, qui dominent le ciel de ces hautes terres. Je continue l’ascension de biais, et parviens bientôt à la crête de la montagne, à un peu plus de 900 mètres d’altitude. Une frange du Langjökull apparaît alors, s’étirant à moins d’un kilomètre. Il est chapeauté par une épaisse couche de nuages, et précédé d’une vaste zone minérale, sombre et stérile. Je me retourne à nouveau. Le panorama est immense : la plaine de Kjölur s’étend sur une trentaine de kilomètres en largeur, entre les deux glaciers, et sur près de 80 km en longueur, du nord au sud. Vers le sud-est, au-delà du mont Kjalfell, qui surgit seul au milieu d’un champ de lave, se dressent, en saillies audacieuses et inquiétantes, les pics inaccessibles des monts Kerlingarfjöll, dont j’ai subi les vents terribles il y a quelques jours. Ils sont acérés comme des lances. Leurs contreforts sont des boucliers noirs et massifs, déchirés de glaciers immaculés. Des nuages extraordinairement contrastés les coiffent, accentuant leur apparence dramatique.

Ces monts Kerlingarfjöll avaient autrefois la réputation d’être un repère de brigands. Au temps des sagas, et même longtemps après, la loi stipulait pour les crimes les plus graves le bannissement de la société. Le proscrit était rejeté par tous et abandonné à son sort. En Islande, cela équivaut tôt ou tard à la mort. Car non seulement il était interdit de lui porter secours, mais quiconque le rencontrait sur son chemin avait le droit de le tuer. Le proscrit était donc obligé de fuir les régions habitées, et se trouvait condamné à vivre en sauvage dans l’intérieur du pays. Or pour un homme seul et démuni, ces hautes terres, une fois recouvertes de neige et de glace, sont un territoire où l’on ne peut théoriquement pas survivre. Il est néanmoins reconnu qu’un de ces proscrits, Fjalla Eyvindur, y aurait survécu une vingtaine d’années, au 18ème siècle, en se nourrissant notamment de racines d’angéliques. On racontait également que certains de ces fuyards avaient fondé une société d’un genre particulier, et qu’ils vivaient dans les vallées obscures des monts Kerlingarfjöll.

Arrivé donc à ce promontoire, duquel se déploient devant moi tous ces horizons fantastiques, en dépit d’une couche nuageuse qui ondule au-dessus d’eux comme une houle épaisse, je commence à rayonner avec mon appareil photo afin de trouver les meilleurs points de vue. En quelques minutes, le glacier, à ma droite, se trouve voilé par une langue de brume qui s’avance en silence comme un serpent. Au même moment, derrière moi, un nuage chargé de pluie déboule dans ma direction, sans le moindre signe annonciateur, et m’engloutit en un instant. Je n’ai pas eu le temps de faire une seule photo. En attendant que cela passe, je m’abrite derrière un gros bloc de basalte. Sous mes yeux le paysage se limite de plus en plus. Là où ma vue portait jusqu’à cinquante kilomètres tout à l’heure, je ne vois plus maintenant qu’à trente ou quarante mètres. Mon casse-croûte y passe. Peu à peu, j’enfile tout mon équipement contre la pluie, le vent et le froid.

Le froid demeure. Le vent glisse sur les pierres comme un puissant fleuve ininterrompu. Après plus d’une heure, rien n’a changé. Le vent s’intensifie. Accroupi par terre, adossé au rocher, j’observe les rares petites herbes qui s’obstinent à pousser ici et là, ployées, battues, courbées sans répit de toute leur existence. Seuls les lichens, plaqués sur la roche, ne semblent pas souffrir. Le lichen, exemple absolu de stoïcisme. Après les lichens, il ne reste plus que les pierres, mortes, et encore plus sereines. Je décide finalement de rentrer. Mais comme le vent et la pluie m’assailliront de face et que je ne verrai rien, il est inutile d’essayer de retrouver la voie par laquelle je suis venu. Le plus simple est de descendre directement la pente, même si tout disparaît dans la grisaille au-delà de quelques dizaines de mètres. J’arriverai nécessairement au niveau de la plaine, et de là, je n’aurai plus qu’à longer la base des montagnes, jusqu’à ce que je reconnaisse l’entrée du vallon. Une fois là, la rivière me conduira vers la tente comme le meilleur des guides.

C’est parti. Bientôt, des névés inconnus entravent mon parcours. Le relief est plus accidenté qu’à l’aller, si bien qu’il me faut descendre parfois dans des petits ravins, dont je dois ensuite m’extraire afin de retrouver la bonne direction. Par moments, la grêle se met de la partie. Enfin j’aperçois, à travers la brume, la plaine grise et brouillée qui s’étale en contrebas. Mais je ne reconnais pas vraiment les formes du paysage. J’avance vers le nord, en restant à mi-hauteur sur la pente, afin de mieux détecter d’éventuels repères sur la plaine. Très loin, le rectangle clair d’une construction en tôle se fait voir. Puis, plus loin encore, j’aperçois les panaches de vapeur s’élevant au-dessus des sources chaudes de Hveravellir, à une dizaine de kilomètres. En regardant vers le nord, dans le prolongement de la montagne, je distingue un pan de rhyolithe rougeâtre, repéré tout à l’heure en amont de ma vallée. Il n’y a donc plus aucun risque.

Je me tourne à nouveau vers la vaste plaine de Kjölur. Mon regard se porte sur les innombrables petits lacs, sur les courbes sinueuses des rivières, sur les ondulations des reliefs, et s’attarde sur les zones de verdure qui peu à peu émergent de la grisaille. Les nuages, jamais vidés, continuent de semer une pluie fine à travers l’étendue. Je lève les bras en "T" afin de me remplir de toute cette réalité, qu’elle pénètre ma peau par le vent et par l’eau, qu’elle se verse en moi par ma bouche et mes yeux grands ouverts. Je reste ainsi, les bras tendus, aussi longtemps qu’ils ne tombent pas d’eux-mêmes. Les seuls témoins de ma bizarrerie sont trois moutons, en contrebas, qui me fixent sans bouger d’un sabot, durant toute cette excentrique demi-heure. Si la pensée commence par l’interrogation, ces trois moutons pensent, c’est certain.

Tout le long du chemin, je photographie abondamment, car la bruine, en se retirant, a laissé une lumière très pure. Retour à la tente vers 16h, trempé. Je me prépare le bol de spaghettis que je me promettais là-haut, au moment où je m’enfonçais dans la masse grise et tourmentée. Agrémentées d’un reste de fromage et de beurre de saumon, c’est un instant de rare bonheur. La pluie se remet à battre contre la toile de ma tente. Rédaction du début de cette journée.

À 19h, jetant un coup d’œil au temps qu’il fait dehors, je constate que les nuages sont plus hauts et plus clairs, et que l’espace est à présent dégagé et lumineux jusqu’au Hofsjökull. La couleur des matières est plus intense grâce à l’humidité, la lumière est pure, la moindre parcelle de brume a disparu, et le crépuscule approche. Toutes les conditions sont réunies pour d’excellentes images. Je repars donc avec mon appareil vers d’autres points de vue dominants. Cette fois, je sors du vallon par le flanc nord, gagne de l’altitude en marchant vers l’ouest, et atteins à nouveau le dos de la montagne. Tout au fond de la plaine rase, à la limite de l’horizon, un arc-en-ciel se déploie comme un drapeau. Derrière moi, j’aperçois encore la frange du Langjökull, casqué de nuages voûtés sous lesquels la lumière se trouve prise. Les monts Kerlingarfjöll continuent d’accrocher mon regard. Partout, la pénombre entraîne les couleurs vers des notes plus sourdes. Le vert des mousses s’éteint dans des rousseurs obscures. Les bruns s’enfoncent dans le bleu. Et les bleus s’enfoncent en eux-mêmes. La plaine toute entière bleuit, et les lointains s’assombrissent eux aussi dans le bleu. Et contre tout cet enténèbrement des couleurs, les pans de neige font éclater leur lumière comme des lambeaux de linceuls. Je photographie ces lointains bleuissant. L’ombre gagne. L’air s’opacifie. Il faut songer à rentrer. Dans le ciel, des lueurs lunaires font s’auréoler de roux les nuages. En bas, dans la plaine à présent obscurcie, les rivières et les lacs s’animent de reflets argentés.

Retour à 22h30. Je prépare mon dernier bol de spaghettis, en y faisant fondre mon dernier bout de fromage. "Tout est consommé", comme dirait l’Autre. C’est ma dernière nuit dans les hautes terres d’Islande. La pluie se remet à tomber.

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EXTRAIT N°3 (pages 130 à 132) :

Vendredi 19 septembre 1997

À 8 h, nous nous rendons dans une ferme voisine. Nous y retrouvons Atti et Magnus, ainsi que des fermiers aux mains rudes. Tout le monde embarque à bord d’une énorme jeep afin de rejoindre un deuxième point de rendez-vous, la ferme de Svanholl. D’autres fermiers nous y attendent, assis sur le pas de la porte, ou adossés contre un mur lézardé. Nous sommes alors une quinzaine de personnes, nous répartissant ensuite dans deux gigantesques 4X4.

Nous empruntons la route de Holmavik, que nous quittons peu de temps après afin de suivre une piste grossière, qui justifie pleinement la taille de nos véhicules. Elle est si chaotique qu’il est impossible d’y rouler à plus de 10 ou 15 km/h. Nous remontons la vallée Goddalur, jusqu’à ce que nous atteignions les plateaux à moitié enneigés du Trékyllisheidi. La jeep dans laquelle je suis reste longtemps bloquée devant l’une des congères qui barrent la route. Finalement, nous devons la contourner en nous écartant de la piste. Dans ce véhicule, se trouvent Ella, assise à côté de moi, le fermier de Svanholl - un homme d’une cinquantaine d’années, au visage fin et doux dégageant beaucoup d’intelligence et de sagesse, un enfant d’une douzaine d’années, peut-être son fils, Atti et Magnus, un jeune homme que l’on n’entend pas de tout le trajet, et le conducteur - un fermier monumental, un roc, avec des mains de roc, un cou et une figure de roc, des cheveux courts partant dans tous les sens, et un air assez ahuri.

Après avoir roulé une heure, nous stoppons au milieu du plateau rocailleux, dans la zone où débute la vallée Goddalur, qui elle-même débouche sur le Bjarnafjördur. Avant de commencer le travail, nous faisons une petite collation avec du café, des sandwichs, et de la tête de mouton. C’est une spécialité islandaise : la tête est cuite à l’eau, et on la mange telle quelle, froide ou chaude, en détachant des morceaux de chair avec les doigts. C’est d’une consistance un peu élastique, agréable à mastiquer, mais sans saveur particulière.

Une fois rassasiés, nous nous séparons en trois groupes et commençons à marcher. Un groupe descend dans le bas de la vallée, un autre avance parallèlement sur la crête de la montagne, et le troisième, dont je suis, prend la voie du milieu. Dans mon groupe, il y a Ella, Magnus, le fermier de Svanholl et son fils. Peu après, les espaces s’élargissant, nous nous séparons à nouveau en trois, et je fais route avec Magnus. Le travail consiste à ratisser la région de telle sorte que les moutons, en liberté depuis le printemps, redescendent jusque dans la grande vallée du Bjarnafjördur, où se trouve un corral qui servira ensuite à les trier selon leur propriétaire. Mais notre effectif est peu élevé pour la largeur de la surface à couvrir, à savoir 3 à 4 km. Chaque unité peut ainsi tout juste apercevoir sa voisine.

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Il fait relativement peu froid par rapport aux jours précédents. Le vent du sud-ouest nous apporte le vent le plus doux que nous ayons eu depuis longtemps. Magnus impose un rythme beaucoup plus rapide que celui de mes randonnées habituelles. Ses enjambées longues et puissantes avalent la rocaille avec aisance. Mais je ne me laisse pas distancer. Nous marchons sur de la roche, de la mousse, de la neige, traversons des rivières par bonds légers, de pierre en pierre, gravissons des talus, dévalons des pentes. Tout est d’une pureté absolue. Aussi loin que nous puissions voir, vers les montagnes embrumées, fondues dans le bleu pâle du jour, pas le moindre signe de présence humaine n’apparaît pour troubler la nature à l’état brut. C’est la nature des origines. Parfois, nous parlons un peu. Mais la plupart du temps, seul résonne dans l’espace le bruit de nos chaussures foulant le sol graveleux. Nous marchons ainsi deux bonnes heures sans voir le moindre mouton. Comme me l’avait annoncé Ella, le froid précoce de ces derniers jours les a déjà fait descendre assez bas. Quelquefois, nous apercevons des points mobiles, que nous identifions soit à Ella, soit au fermier et à son fils. Mais le plus souvent, ils sont hors de vue du fait de la distance et des reliefs. Or il est important, me dit Magnus, que nous restions en vue les uns les autres, afin que nous arrivions tous à peu près au même niveau devant les moutons. C’est pourquoi nous marquons un arrêt sur un petit promontoire, afin de balayer l’espace de nos regards et de repérer les êtres humains dans cet univers minéral. Je sors mon 105 mm, en prétendant m’en servir pour voir plus loin, et photographie Magnus.

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Nous reprenons la marche sur un rythme encore plus rapide. Nous dépassons le lac Nedra-Thveravatn, aux rives duquel ma randonnée d’hier m’avait conduit. Soudain, Magnus, s’étant retourné vers moi, s’arrête brusquement. Il fixe un point situé derrière mon épaule, crie : "trois moutons !", puis se met à courir. Les trois moutons sont dans un val. Le relief nous les avait rendus invisibles. Il faut alors courir en montée, sur un terrain chaotique. Le sport débute vraiment. Rapidement, d’autres personnes apparaissent, sur la crête des collines, dans le creux des vallons, sur les promontoires. Et des chapelets de moutons commencent à sortir d’un peu partout. J’entame une course harassante afin que six d’entre eux ne reprennent pas la direction des montagnes. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter, car il serait alors très difficile de les récupérer.

À partir de là, Magnus et moi suivons chacun notre chemin, lui en hauteur, et moi vers le milieu du versant. Je marche alors un certain temps sans voir ni homme ni bête. Enfin, la vallée du Bjarnafjördur apparaît en contrebas. Des dizaines de moutons se dirigent déjà vers le corral. D’autres continuent d’affluer comme des rivières blanches le long des pentes, suivis par des hommes. Leurs bêlements paniqués résonnent d’un versant à l’autre. Parvenu au pied de la montagne, je guide quelques bêtes vers le centre de la vallée. Ensuite, il n’y a plus qu’à attendre, assis dans l’herbe, que les derniers moutons et les derniers hommes soient descendus. Derrière moi, tout en haut, j’aperçois Magnus qui, de sa position élevée, domine le déroulement des opérations, repérant les derniers animaux. Nous avons ainsi progressé sur une quinzaine de kilomètres, augmentés de beaucoup du fait des écarts imposés par le bétail et le relief.

Nous rejoignons les véhicules, ramenés entre-temps. Depuis la route, nous suivons le troupeau étiré et dispersé, auquel on fait longer la rivière pour l’amener tranquillement jusqu’à l’enclos où il doit être parqué, à côté du corral. Le triage aura lieu demain. Une fois que tout la masse bêlante et laineuse est dans l’enclos, à savoir une centaine de bêtes, le fermier de Svanholl referme la barrière. C’est fini pour aujourd’hui. Nous sommes tous fatigués et contents...

EXTRAIT N°4 (pages 149 & 150) :

Mercredi 26 septembre 1997

Il a plu à nouveau une bonne partie de la nuit. De l’eau s’est encore accumulée à l’avant de la tente. J’écope. En prenant mon petit-déjeuner, un rayon de soleil, le premier depuis longtemps, se fraye un chemin entre les nuages et vient me saluer sous mon abri de toile.

En fin de matinée, je commence à longer la rive gauche du lac Vatnsdalvatn. Le vent me pousse dans le dos. La pente qui borde ce lac n’est pas seulement couverte de buissons, comme je le croyais d’abord, mais aussi de véritables arbres, hauts de trois à quatre mètres, c'est-à-dire les plus hauts que j’aie pu voir dans les Fjords de l’Ouest. La plupart sont des bouleaux tordus, contorsionnés, couchés sous l’effet du vent. Ils doivent avoir quarante ou cinquante ans. Il y a aussi des sorbiers, plus rares. L’automne a commencé il y a une quinzaine de jours, mais on dirait qu’il tire déjà à sa fin. Presque d’un jour à l’autre, on peut voir les verts devenir bruns, orange ou cramoisis. À mesure que les feuillages se délitent, les arbres découvrent leur nudité de vieillards noueux et grelottants. La nature prend un nouvel aspect. On a un peu l’impression d’une lande brûlée, à la végétation famélique, subitement inondée par un violent orage. Parfois même, les hautes herbes jaunes, d’où émergent çà et là des arbustes au squelette noirci, évoquent la savane africaine, roussie par un été torride et noyée sous une pluie de mousson. Le lac se termine par un genre de petite Camargue, avec ses étendues de grandes herbes sortant de l’eau à une hauteur égale. Les rivières qui descendent des montagnes s’y retrouvent toutes, croisant leurs eaux dans des mouvements lovés, à la façon d’un nœud de vipère. L’une de ces rivières me fait obstacle pour avancer plus loin vers le fond de la vallée. Je remonte alors son cours, gravissant la pente d’un canyon d’où elle dégringole en catastrophe. À mi-hauteur, mes pas délogent une grosse pierre qui se met à rouler brutalement vers le torrent. Celui-ci l’embarque dans son courant comme si ce n’était rien. Son poids n’est même pas suffisant pour ralentir sa course.

Arrivé presqu’au sommet, je me retourne. Le vaste lac s’étend devant moi, serré entre les bras puissants des montagnes. Il s’étire tout en longueur vers le fjord, avide de rencontrer la mer. Un voile gris semble se rapprocher, brouillant les contours et refroidissant les couleurs. J’ai juste le temps de me protéger derrière une paroi rocheuse. L’averse ne m’atteint pas. J’en profite pour avaler mon casse-croûte. Puis je reprends l’ascension, jusqu’au plateau rocailleux d’où la rivière est issue. Je voulais monter plus haut, sur une sorte de promontoire rocheux s’élevant de l’autre côté de la rivière, afin d’avoir une vue dominante sur toute la région. Mais le cours d’eau reste infranchissable. En continuant de le longer vers l’amont, je pourrais peut-être le traverser. Je marche ainsi quelques kilomètres de plus. Mais la rivière est encore trop puissante. Je finis cependant par atteindre un petit lac de montagne, Krossvatn.

L’endroit est typique de ces plateaux intérieurs : tout est minéral, stérile, gris, inerte. Ce pourrait être le sol d’une autre planète. Le sentiment de solitude et de retrait est total. Les êtres humains les plus proches doivent être à la ferme de Brjanslaekur, à une quinzaine de kilomètres au sud. Dans les autres directions, on doit pouvoir aller loin, très loin, sans rencontrer personne. Dès que je cesse de marcher, le silence est absolu. Je reste là environ trois quarts d’heure, assis sur un rocher, en face du lac. Les alternances d’ombre et de lumière modifient régulièrement l’aspect de son bleu, tantôt terne et gris comme de l’étain, tantôt intense et ultramarin. J’aurais aimé, s’il y avait eu un abri quelconque dans les parages, faire l’expérience de rester là longtemps, plusieurs jours. Un tel univers est si peu familier à l’homme qu’il y a quelque chose d’enivrant à se plonger dans cette grisaille extra-planétaire. Faire l’expérience de l’absence quasi totale de vie. En examinant la carte, je m’aperçois que la cascade Dynjandi, où j’étais encore il y a trois semaines, n’est qu’à une dizaine de kilomètres au nord, derrière une succession d’horizons rocheux.

Il est 16 h. Il est temps de rentrer. Je fais demi-tour en m’écartant de la rivière afin de rester sur les hauteurs. Arrivé à un certain point, je réussis à voir, vers le sud, l’embouchure du fjord, et au-delà, la mer. Dans les autres directions, une mer encore, mais d’une toute autre nature. Pierreuse, rugueuse, aride, c’est une mer de tempête pétrifiée, aux vagues brisées, dressant l’une contre l’autre leur front de basalte, entrechoquant leurs arrêtes coupantes et émoussées. Cette mer est grise, et sombre, sous un ciel encore plus gris. Je m’arrête encore. Ce décor de théâtre nihiliste a un pouvoir hypnotique. Il accroche constamment mon regard. Le néant fascine. Tout à coup, une volée de petits oiseaux, pas plus gros que des moineaux, surgit d’entre les pierres, frétillant dans l’air comme un banc de sardines. C’est comme s’ils voulaient me dire, en ce moment précis : "Ah ! Tu pensais qu’il n’y avait rien ici, n’est-ce pas ? Rien que la mort. Eh bien tu vois : ici aussi la vie est présente !..."

Journal d’Islande


Je redescends, toujours en suivant le dos de la montagne. Je surplombe le canyon par lequel j’ai accédé à ces plateaux, puis dévale de longs éboulis rocailleux, atteins bientôt la partie boisée de la pente, et retrouve enfin la rive du lac. Un vent très puissant souffle contre moi, rendant la marche particulièrement laborieuse. À deux reprises, j’essuie un front de grêle, dont je me protège derrière des rochers. Je les vois envahir progressivement le fond de la vallée. Une fois qu’ils sont passés, la lumière après eux est cristalline. Retour à la tente vers 19h.

EXTRAIT N°5 (pages 219 à 223) :

Dimanche 9 novembre 1997

... En début d’après-midi, je sonne à la ferme afin de prévenir que je pars demain. La personne qui m’ouvre est cette femme d’environ 60 ans qui m’avait accueilli le jour de mon arrivée, le 29 octobre, et que je n’ai pas revue depuis. Elle me fait entrer dans une grande salle de séjour, encombrée de meubles et d’objets hétéroclites, que l’usage des années a rendus familiers, et qu’une douce lumière enrobe chaleureusement. "I was worried about you!" me dit-elle d’une voix rauque. Elle s’étonne que je ne sois pas venu plus tôt prendre un café pour discuter un peu. Sans le lui dire, j’en ai eu souvent l’envie, mais les quelques fois où j’ai frappé à la porte avec cette intention, en prétextant une demande de renseignement quelconque, on s’est contenté de me donner le renseignement, et basta ! Il est vrai que les Islandais n’ont pas l’air très forts, en général, avec les choses implicites. Dommage que je ne sois pas tombé sur elle avant. Elle est malade, me dit-elle, et sort le moins possible à présent. Le jeune homme à qui j’ai eu à faire parfois est son gendre. Lui et sa femme sont absents pour quelques jours. Elle est donc seule avec son mari, le vieil homme à barbe blanche qui m’a conduit au chalet. Celui-ci travaille dehors en ce moment.

Journal d’Islande


Margret - c’est le nom de la femme - me sert du café avec un pain spécial qu’elle prépare elle-même et qui se mange comme un gâteau. Assise sur le divan, de l’autre côté de la pièce, elle fume cigarette sur cigarette et me raconte sa vie. Celle-ci fut jalonnée de deuils et de drames en si grand nombre que je n’arrive pas à me les rappeler tous. Son premier mari est mort dans un accident de voiture quand elle était jeune et qu’elle avait trois enfants en bas âge. Pour subvenir à leurs besoins et payer les impôts dont elle était accablée, elle a travaillé à bord d’un chalutier navigant entre l’Islande et le Groenland. Elle ne connaît d’ailleurs les Fjords de l’Ouest que depuis la mer. Son deuxième mari était pêcheur, et il est mort noyé dans le naufrage de son bateau, lequel s’est échoué sur un rocher qu’elle me montre à travers la fenêtre. La même année, je crois, sa sœur est morte dans ses bras. Plus récemment, elle a perdu un petit fils dans un accident de voiture. Je crois avoir compris qu’elle souffre actuellement d’un cancer. À la suite de je ne sais plus quelle maladie, on lui aurait transfusé trois litres de sang. Elle s’est faite également opérée du cœur, a suivi un traitement en Californie le mois dernier, et doit se faire régulièrement des injections d’insuline. Elle en fait d’ailleurs une sous mes yeux, tout en continuant de discuter.

À vrai dire, je ne sais pas ce qu’il y a de vraiment rigoureux dans tout cela, car visiblement, Margret aime parler. Mais il suffit de voir son visage flétri, fatigué, usé, pour croire que sa vie n’a pas été des plus faciles. Pourtant, malgré ça, elle rit encore, elle est joviale, et surtout elle parle. Elle parle à tel point qu’il faut qu’elle ait encore pas mal d’énergie pour parler autant. Mais de temps en temps, les bras levés, elle s’exclame en disant que maintenant elle n’en peut plus, qu’elle en a eu assez, et qu’elle n’en supportera pas davantage. Elle me raconte que l’autre jour elle a cru devenir folle quand elle s’est aperçue que son mari était parti faire un petit travail dans la montagne. Il n’avait pas pris ses médicaments, et elle ne le voyait pas revenir. "J’ai cru que je devenais folle !" dit-elle plusieurs fois en prenant sa tête entre ses mains. Ce vieil homme doux à la barbe blanche - son troisième mari - est un voisin qu’elle connaît depuis l’enfance.

Je raconte à Margret la randonnée que j’ai faite le lendemain de mon arrivée. Loin d’y montrer de l’intérêt, elle me regarde gravement et finit par dire que les étrangers sont des irresponsables. Il y a quelques années de cela, deux touristes, des Français je crois, étaient partis traverser la péninsule, du Sud au Nord, par la montagne, en plein hiver, sans prévenir personne, sans équipement spécial et sans prévoir de nourriture, estimant qu’ils pouvaient le faire en une seule journée. Comme cela est tout à fait courant en Islande, la météo a évolué en un clin d’œil, de façon très défavorable, et ils se sont vite retrouvés en situation de détresse. Je ne sais comment, quelqu’un a su qu’ils étaient dans la montagne et a signalé le danger. Une équipe de secours s’est constituée avec des volontaires de toute la région. Ils sont partis à leur recherche et les ont récupérés sains et saufs. Inutile de dire que les paysans du coin n’apprécient pas ce genre d’aventuriers irréfléchis, qui mettent en danger la vie des sauveteurs en même temps que la leur. "Les étrangers n’ont pas conscience de ce qu’est la nature en Islande !" me dit Margret. J’essaye de me rattraper en lui disant que ce type d’aventure me paraît complètement stupide, que jamais je n’aurais l’idée de faire une chose pareille, ce qui est vrai, et que mes randonnées sont raisonnables. "Mais on ne pars jamais seul sans prévenir personne !" Elle a raison, j’abdique.

Nous en venons à parler gastronomie. Elle sort du réfrigérateur une chose dont Egill m’avait parlé, mais que je n’avais jamais testée : des testicules de bélier. C’est elle-même qui les prépare. Elle m’en coupe une tranche qu’elle me fait goûter. Quand on oublie ce qu’on mange, c’est à vrai dire plutôt bon. Cela fait partie de ce qu’on appelle "la nourriture de Thor". Les testicules sont prélevés, lavés et bouillis. On en rempli ensuite un boyau, fait d’un morceau d’intestin, en y mêlant quelques condiments et en les pressant fortement de manière à obtenir une sorte de gros boudin bien ferme. On conserve ensuite le produit dans du petit-lait, comme pour le boudin aigre que m’avait fait goûter Sigfridur. Et on le déguste tel quel. L’odeur est assez désagréable à cause du petit-lait, mais pas la saveur. C’est une chair claire, un peu rose, dont la consistance est à la fois dense et tendre, un peu farineuse. Vu la petite quantité de produit par tête de bélier, je m’interroge sur son prix, que j’imagine très élevé. "Pas du tout, me dit-elle, ça ne vaut rien, personne n’en veut !" Voyant que je l’apprécie, elle m’en enveloppe un gros morceau dans du papier.

Je lui fais part alors de mon intention d’aller à Reykjavik demain matin par le bus. Elle me signale qu’elle et son mari doivent s’y rendre mardi, afin de consulter un docteur. Si je ne suis pas pressé, me dit-elle, je pourrai donc profiter de leur voiture. Ils y resteront quelques jours. Ils ont un petit appartement là-bas, qui d’ailleurs se situe dans la même rue que l’auberge où j’avais atterri l’année dernière, et où je compte retourner cette année. J’accepte donc. Enfin elle m’invite à dîner avec eux ce soir. J’accepte encore.

De retour au chalet, je reprends le dessin de mon arbre. Je passe de plus en plus de temps à tracer chaque trait. Pour chacun d’entre eux, j’essaye de sentir la juste orientation, l’exacte courbure, l’épaisseur, la noirceur et la longueur les plus appropriées. Car il faut jouer sur tous ces paramètres afin d’obtenir l’impression de naturel dans le déploiement de la ramure. Quand je m’interromps pour aller dîner à la ferme, je suis assez satisfait du tour que cela prend.

Je retrouve donc Margret. Elle termine de préparer le repas tout en regardant le dernier épisode d’un feuilleton canadien devant lequel elle ne peut s’empêcher de pleurer. Nous finissons de le regarder ensemble. Puis nous passons à table, mais comme celle-ci est trop petite pour nous trois, Margret mange sur le divan, et nous parlons ainsi à distance. Quant à son mari, assis à côté de moi, il reste silencieux, ne parlant pas un mot d’anglais. C’est un bonhomme plutôt chétif, d’environ 70 ans, doux et discret, avec un front dégarni et une barbe blanche comme neige, qui le font ressembler à Alexandre Soljenitsyne ou à Hubert Reeves. Son silence serein et son calme candide lui donnent l’air d’un sage qui s’ignore. Le repas est fait d’une épaule d’agneau avec des légumes. La saveur de la viande me donne encore l’eau à la bouche rien que d’y penser. Elle a un vrai goût de gibier, fort et sauvage. Ce goût, c’est celui des moutons restés en liberté dans les montagnes pendant la moitié de l’année. Avec le goût, c’est aussi l’odeur de ces bêtes qui me parvient, cette odeur de laine un peu âcre que je sentais lorsque je les saisissais à pleines mains pour les trier, dans le Bjarnafjördur, ou encore à Latrabjarg...

(Margret me demande ensuite de traduire pour elle deux lettres qu’elle a reçues en français. Vers minuit, observation d’une extraordinaire aurore boréale).

Lundi 10 novembre 1997

(Je rapporte à Margret les deux lettres de réponse qu’elle m’avait demandé de rédiger pour elle. Nous discutons encore une heure. Puis son mari me conduit au lieu-dit Budir, et de là j’entame la dernière randonnée de mon voyage.)

... Je quitte la route, traverse une rivière, et commence à pénétrer dans Budahraun. Il s’agit d’un champ de lave qui avance dans la mer, en formant une expansion plus ou moins circulaire d’environ 5 km de diamètre, et dont le centre est marqué par un petit volcan d’une centaine de mètres de haut. On dit qu’il y avait là une léproserie, autrefois. Cette lave est encore plus bouleversée et chaotique que celle de Lysuholl. De larges et profondes crevasses, comme des cicatrices énormes, barrent régulièrement le passage. Des protubérances anthropomorphiques surgissent çà et là. Parfois, une croûte rocheuse, d’une vingtaine de centimètres d’épaisseur, crée une voûte d’un arrondi parfait sous laquelle un homme peut aisément se coucher et s’abriter. La lave est abondamment colonisée par la végétation. La mousse s’y développe en formant d’épais manteaux, très denses, d’un beau gris-vert, auquel une pellicule de givre donne un aspect argenté et scintillant des plus somptueux. Dans les parties les plus abritées du vent, comme les creux et les crevasses, des arbrisseaux ont poussé. Il y a même des fougères, des plantes pourtant fragiles, qui se sont développées dans les cavités sombres, bien protégées du vent sous leur croûte de lave.

En arrivant au pied du volcan, je découvre, tout à fait fortuitement, la bouche d’un incroyable tunnel s’enfonçant sous l’écorce. Ce devait être l’une des sorties par lesquelles la matière en fusion s’écoulait à l’air libre, au moment de l’éruption. Les quelques dizaines de mètres précédant l’entrée du tunnel forment un genre de défilé qui me conduit tout naturellement vers l’antre obscure. La voûte, aussi parfaite qu’une crypte romane, est haute d’environ trois mètres et large de cinq ou six. J’avance de quelques pas. Avant que l’ombre permanente n’empêche toute formation végétale, le sol, composé de scories et de fragments de roche, est encore parsemé de mousses et de lichens. J’avance un peu plus loin dans la pénombre. La voûte et les parois du tunnel, parfaitement protégés de l’érosion au cours de ces cinq derniers millénaires, sont restées comme au lendemain du refroidissement de la roche. Sur les côtés, la surface est lisse, arrondie et plissée comme un ventre obèse. Le plafond est par endroit sertis de petites pointes grises, suspendues comme de courtes stalactites : c’est la lave qui, en refroidissant, s’est figée alors qu’elle gouttait.

Après m’être enfoncé d’une vingtaine de mètres dans une ombre de plus en plus dense, et sur un sol complètement lunaire, le tunnel, dont les proportions n’ont pas diminué, décrit un virage. Je me heurte alors à un mur d’obscurité. Mes yeux ne détectent plus la moindre atténuation dans la densité du noir. Sans aucun repère, je suis comme devant un espace intersidéral dépourvu d’étoiles. Je m’assois par terre. Au bout d’une dizaine de minutes, mes rétines se sont adaptées : je vois. Le boyau se prolonge, tournant et disparaissant dans la nuit. Je me relève et continue d’avancer très lentement. Après quelques pas, je me retourne. L’entrée du tunnel derrière moi n’est plus visible, à cause du virage. Seules des traces de lueurs rasant les parois la signalent. J’avance encore un peu. Le boyau se rétrécit, et l’ombre s’assombrit à nouveau, jusqu’au noir total. Je m’assois encore. Le silence est absolu. Au bout de quelques minutes, émergeant vaguement du néant, je perçois la présence incertaine d’un énorme rocher sphérique, ou du moins c’est ainsi que j’interprète la forme sans contour défini qui semble être là, devant moi, sans que je puisse dire à quelle distance. Cela paraît obstruer presque complètement le tunnel. Sur la gauche, entre l’objet et la paroi, une masse d’obscurité impénétrable engloutit tout repère. Je dois faire deux ou trois petits pas de plus, et tendre le bras, afin de tâter le rocher. Du bout des doigts, je le touche. Il est lisse et doux. À gauche, bien qu’étant tout près de la masse noire, je n’arrive pas à voir s’il s’agit d’une chose dure ou bien d’un vide. Mon bras, tendu devant moi, se perd dans la nuit. Lentement, je rebrousse chemin.

De retour dans la pénombre, je ramasse un fragment de lave à l’aspect étrange et beau. Puis je reviens à la lumière. Cette exploration m’a retenu près d’une heure, beaucoup plus longtemps que je ne le pensais. Il me faut presser le pas à présent. Je commence à gravir le flanc du volcan. En parvenant sur sa face sud, je découvre qu’il est complètement éventré de ce côté, et que la plus grande partie de la lave s’est déversée par là, en un flot gigantesque qui a fait reculer la mer de deux ou trois kilomètres. Du nord, je vois surgir un aigle, traversant le ciel sans battre des ailes. Il plane vers la mer, puis se pose sur un piton de lave, juste en-dessous du soleil, lequel se rapproche déjà de l’horizon. Dans l’intention de le photographier, j’essaye de m‘en approcher en décrivant un arc de cercle, de manière à avoir le Snaefelljökull en arrière-plan. Arrivé à une centaine de mètres, il s’envole, puis va se poser plus loin. Je renouvelle mon approche. Il s’envole à nouveau et disparaît.

Je poursuis alors la traversée du champ de lave, droit vers le sud, vers la mer et le soleil qui décline. La lumière rasante intensifie les reliefs et colore les mousses - plaquées de givres - de reflets cuivrés extraordinairement vifs.

Journal d’Islande


Plus je me rapproche de la mer, plus la lave devient noire et stérile, les crevasses plus profondes, les croûtes plus épaisses, les carapaces plus brisées et morcelées. Le givre, en enrobant la roche noire et poreuse, transmute celle-ci en une sorte d’éponge imprégnée d’encre de chine, et que le gel aurait plaquée d’une pellicule blanche transparente. Je parviens enfin à la limite du champ de lave, face à la mer. Le clivage jusqu’aux vagues est d’au moins dix mètres. Au loin, l’alignement des sommets blanchis de Snaefellsnes trouve un écho dans l’écume qui vient fouetter les sombres orgues basaltiques. Il est déjà 16h30, et le soleil s’apprête à passer derrière l’horizon.

Je longe le front de lave vers le nord-est. Toute la chaîne de Snaefellsnes commence à se nacrer de rose. En l’espace de quelques minutes, ce rose devient d’une intensité tout à fait irréelle, telle que je n’en n’avais encore jamais vue auparavant. Avec ce rose, les boursoufflures profondément noires de la lave, au premier plan, font un contraste absolument hallucinant. Je dois m’arrêter de marcher quelques instants, afin de regarder, car ce qui se produit là est véritablement unique. Pourtant, il vaut mieux ne pas traîner car la nuit approche. Un peu plus tard, les montagnes s’éteignent. C’est alors le ciel qui commence à flamboyer, et ce dans une profusion de rouge, de jaune et d’orange, que là encore je n’avais jamais vus à tel degré d’intensité. Ce que je vois actuellement dans le ciel, c’est l’image inversée de ce que devait être ce champ de lave au moment où il se répandait, liquide, visqueux, incandescent, hors du volcan. C’est comme le reflet du feu de la terre qui, cinq millénaires plus tôt, coulait tel un fleuve à l’endroit même où je marche. Je m’arrête à nouveau. Tant pis si la nuit tombe. Il faut regarder.
...