Journal d’Italie
21 septembre > 8 octobre 2001 - 22 pages

Voyage en Toscane et en Ombrie : les ors de la peinture siennoise, le corps de Saint-François d’Assise...

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Voyage en Toscane et en Ombrie : les ors de la peinture siennoise, le corps de Saint-François d’Assise...

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EXTRAIT N°1 (pages 5 à 7) :

Vendredi 28 septembre 2001

Arezzo. Hier soir à l’auberge, j’ai fait la connaissance du troisième occupant de la chambre, un Algérien d’une cinquantaine d’années. Il a vécu en Suède, ainsi qu’en France assez longtemps, notamment en Bretagne, à Paris et à Lyon. Depuis 21 ans, il vit en Italie. En arrivant avant-hier, je m’étais interrogé sur la raison de sa présence ici, dans une auberge de jeunesse, où les gens de son âge vont peu en général. De plus, il n’était pas équipé comme un touriste. Sa malle était remplie de chemises bien repassées, ainsi que d’un costume. Il avait un air assez distingué, très calme, et même un peu las.

En rentrant hier soir, toujours avec cette expression de lassitude dominée, il me demanda comment j’allais et s’informa un peu à mon sujet. Nous parlâmes de l’Italie. À propos de Florence, il a la même opinion que moi, plutôt négative. Puis, tout en se déshabillant pour aller se coucher, tranquillement, il commença à me raconter son histoire. Il la poursuivit assis sur le bord de son lit, les coudes sur les genoux, le corps penché vers l’avant, en parlant d’une voix lente.

Depuis sept ans, il vit à San Sepolcro. Il louait une chambre chez une veuve italienne, plus âgée que lui, et avec qui il avait noué une relation amicale. Un jour, il vit sur la table de la vieille dame un petit livre des Témoins de Jéhovah. Étonné, il lui demanda d’où elle tenait ce livre. Elle répondit qu’une de ses amies le lui avait prêté, et qu’elle n’y accordait pas beaucoup d’importance. Omar la mit tout de même en garde. Plus tard, il s’aperçut que des représentants de ces Témoins de Jéhovah lui rendaient parfois visite. Après quelques temps, la vieille dame lui dit toutes les choses qu’elle n’avait plus le droit de faire. Elle n’avait pas le droit, notamment, d’avoir un homme installé chez elle. À la même époque, elle buvait régulièrement un médicament que les Témoins lui donnaient pour soigner ses troubles de la mémoire. Comme il eut quelques altercations avec certains membres qui voulaient l’expulser de la maison et agissaient envers lui de manière assez brutale, Omar fit appel à un avocat qui lui certifia son bon droit. Parmi les accusations que lui adressaient les Témoins, il y avait le fait qu’il avait embrassé la vieille dame sur le front. Plus tard, alors qu’il était à Milan pour son travail, il ne parvint plus à joindre son amie au téléphone. On lui apprit alors qu’elle se trouvait à l’hôpital. Il lui téléphona là-bas pour s’enquérir de sa santé. Elle lui répondit qu’elle allait bien et, comme il avait l’intention de venir lui rendre visite, elle protesta que c’était inutile. Omar décida tout de même d’aller la voir aussi rapidement que son travail le lui permettrait. En arrivant, elle était morte.

Bien avant de mourir, elle avait rédigé un testament qui léguait tous ses biens aux Témoins de Jéhovah. Omar contesta la validité du testament et fit passer l’affaire en jugement. Au final, on lui accorda le droit d’habiter la maison pendant encore trois ans, au terme desquels celle-ci reviendrait aux Témoins. Aujourd’hui, les trois ans sont écoulés, et c’est la raison pour laquelle il se trouve à Arezzo ces jours-ci, afin de clore les formalités.

"Tout ça est donc fini à présent", me dit-il calmement, allongé sur son lit, en regardant le plafond. Il me confie en passant, avec un léger dédain dans le ton, qu’il préféra ne jamais mentionner aux juges l’histoire du médicament, et la relation qu’il pouvait y avoir, peut-être, avec la mort de la vieille femme. "Ces gens-là sont dangereux" dit-il, "je veux que tout cela se termine».

J’ai pris le train ce matin pour Cortone, où je suis arrivé à 9h30. Cortone est bâtie au sommet d’une colline, et la gare se situe au pied de celle-ci. N’ayant pas trouvé de bus, il a fallu que je marche jusqu’en haut. La route gravit la colline en formant des lacets sur 4 km. Sous le soleil, cela m’a pris une heure, et beaucoup de sueur. Mais dans la lumière du matin, c’était très beau. C’était la première fois que je profitais vraiment de la campagne toscane. La vue sur le village en hauteur, aussi bien que sur la plaine en contrebas, baignée dans un halo de lumière, était splendide. La route était bordée d’ifs. Des champs d’oliviers s’étiraient de chaque côté. On voyait encore les terrasses de culture en gradins, creusées depuis des siècles sur les pentes, et retenues par de vieux murs de pierres. Quelque part le long de cette route, probablement caché par un treillis de végétation sèche, crépitante, mêlée à de délicats feuillages verts, se trouverait encore, paraît-il, le tombeau légendaire d’Empédocle.

Arrivé aux remparts de Cortone, la nécessité absolue d’une douche m’incita à adopter la première auberge qui se présenterait. Ce fut l’Instituto Santa Margharita, tenue par des bonnes sœurs.

Une fois rafraîchi, j’ai commencé à visiter Cortone. J’étais parti pour voir l’Annonciation de Fra Angelico, au Musée Diocésain, mais le charme immédiat des petites ruelles labyrinthiques m’entraîna malgré moi vers les hauteurs du village. Ce dédale de vieux murs, de places minuscules, de rues pentues et empierrées, souvent en escalier, et qui parfois s’ouvrent subitement sur l’immense Val de Chiana, rempli de lumière, est un régal à arpenter. Je montai toujours et arrivai bientôt à une sorte de petit bois traversé par un chemin de pierres, très pentu et bordé d’ifs. L’église franciscaine Santa Margharita apparaît au-delà de ce bosquet. Puis, en continuant encore plus haut, à travers une courte zone dégagée et aride, on arrive au pied de l’ancienne forteresse de Cortone. Pénétrer dans l’enceinte des remparts, toute ombragée par la végétation sauvage, et poursuivre l’ascension en gravissant de petits escaliers menant au sommet de ces épaisses murailles, et ceci pratiquement sans voir personne, abasourdi par la chaleur, écrasé par la présence muette de l’austère édifice, est une expérience quasi rossellinienne. Pour un peu, on se croirait dans la peau d’Ingrid Bergman égarée dans les ruelles d’Herculanum, ou tombant épuisée sur les bords du cratère du Stromboli. On est là, trempé de sueur, entouré de pierre et de lierre, tournant son regard en tous sens, vers les pentes des montagnes voisines ou vers les horizons dentelés. On ne sait que penser ni que faire. Tantôt les flancs des collines sont mouchetés de champs d’oliviers, et tantôt hérissés de sombres ifs. Les abeilles bourdonnent dans le lierre épais. Des petits lézards se faufilent sur la pierre brûlante. Au loin, une partie du lac de Trasimène s’étire dans la lumière...

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EXTRAIT N°1 (pages 5 à 7) :

Vendredi 28 septembre 2001

Arezzo. Hier soir à l’auberge, j’ai fait la connaissance du troisième occupant de la chambre, un Algérien d’une cinquantaine d’années. Il a vécu en Suède, ainsi qu’en France assez longtemps, notamment en Bretagne, à Paris et à Lyon. Depuis 21 ans, il vit en Italie. En arrivant avant-hier, je m’étais interrogé sur la raison de sa présence ici, dans une auberge de jeunesse, où les gens de son âge vont peu en général. De plus, il n’était pas équipé comme un touriste. Sa malle était remplie de chemises bien repassées, ainsi que d’un costume. Il avait un air assez distingué, très calme, et même un peu las.

En rentrant hier soir, toujours avec cette expression de lassitude dominée, il me demanda comment j’allais et s’informa un peu à mon sujet. Nous parlâmes de l’Italie. À propos de Florence, il a la même opinion que moi, plutôt négative. Puis, tout en se déshabillant pour aller se coucher, tranquillement, il commença à me raconter son histoire. Il la poursuivit assis sur le bord de son lit, les coudes sur les genoux, le corps penché vers l’avant, en parlant d’une voix lente.

Depuis sept ans, il vit à San Sepolcro. Il louait une chambre chez une veuve italienne, plus âgée que lui, et avec qui il avait noué une relation amicale. Un jour, il vit sur la table de la vieille dame un petit livre des Témoins de Jéhovah. Étonné, il lui demanda d’où elle tenait ce livre. Elle répondit qu’une de ses amies le lui avait prêté, et qu’elle n’y accordait pas beaucoup d’importance. Omar la mit tout de même en garde. Plus tard, il s’aperçut que des représentants de ces Témoins de Jéhovah lui rendaient parfois visite. Après quelques temps, la vieille dame lui dit toutes les choses qu’elle n’avait plus le droit de faire. Elle n’avait pas le droit, notamment, d’avoir un homme installé chez elle. À la même époque, elle buvait régulièrement un médicament que les Témoins lui donnaient pour soigner ses troubles de la mémoire. Comme il eut quelques altercations avec certains membres qui voulaient l’expulser de la maison et agissaient envers lui de manière assez brutale, Omar fit appel à un avocat qui lui certifia son bon droit. Parmi les accusations que lui adressaient les Témoins, il y avait le fait qu’il avait embrassé la vieille dame sur le front. Plus tard, alors qu’il était à Milan pour son travail, il ne parvint plus à joindre son amie au téléphone. On lui apprit alors qu’elle se trouvait à l’hôpital. Il lui téléphona là-bas pour s’enquérir de sa santé. Elle lui répondit qu’elle allait bien et, comme il avait l’intention de venir lui rendre visite, elle protesta que c’était inutile. Omar décida tout de même d’aller la voir aussi rapidement que son travail le lui permettrait. En arrivant, elle était morte.

Bien avant de mourir, elle avait rédigé un testament qui léguait tous ses biens aux Témoins de Jéhovah. Omar contesta la validité du testament et fit passer l’affaire en jugement. Au final, on lui accorda le droit d’habiter la maison pendant encore trois ans, au terme desquels celle-ci reviendrait aux Témoins. Aujourd’hui, les trois ans sont écoulés, et c’est la raison pour laquelle il se trouve à Arezzo ces jours-ci, afin de clore les formalités.

"Tout ça est donc fini à présent", me dit-il calmement, allongé sur son lit, en regardant le plafond. Il me confie en passant, avec un léger dédain dans le ton, qu’il préféra ne jamais mentionner aux juges l’histoire du médicament, et la relation qu’il pouvait y avoir, peut-être, avec la mort de la vieille femme. "Ces gens-là sont dangereux" dit-il, "je veux que tout cela se termine».

J’ai pris le train ce matin pour Cortone, où je suis arrivé à 9h30. Cortone est bâtie au sommet d’une colline, et la gare se situe au pied de celle-ci. N’ayant pas trouvé de bus, il a fallu que je marche jusqu’en haut. La route gravit la colline en formant des lacets sur 4 km. Sous le soleil, cela m’a pris une heure, et beaucoup de sueur. Mais dans la lumière du matin, c’était très beau. C’était la première fois que je profitais vraiment de la campagne toscane. La vue sur le village en hauteur, aussi bien que sur la plaine en contrebas, baignée dans un halo de lumière, était splendide. La route était bordée d’ifs. Des champs d’oliviers s’étiraient de chaque côté. On voyait encore les terrasses de culture en gradins, creusées depuis des siècles sur les pentes, et retenues par de vieux murs de pierres. Quelque part le long de cette route, probablement caché par un treillis de végétation sèche, crépitante, mêlée à de délicats feuillages verts, se trouverait encore, paraît-il, le tombeau légendaire d’Empédocle.

Arrivé aux remparts de Cortone, la nécessité absolue d’une douche m’incita à adopter la première auberge qui se présenterait. Ce fut l’Instituto Santa Margharita, tenue par des bonnes sœurs.

Une fois rafraîchi, j’ai commencé à visiter Cortone. J’étais parti pour voir l’Annonciation de Fra Angelico, au Musée Diocésain, mais le charme immédiat des petites ruelles labyrinthiques m’entraîna malgré moi vers les hauteurs du village. Ce dédale de vieux murs, de places minuscules, de rues pentues et empierrées, souvent en escalier, et qui parfois s’ouvrent subitement sur l’immense Val de Chiana, rempli de lumière, est un régal à arpenter. Je montai toujours et arrivai bientôt à une sorte de petit bois traversé par un chemin de pierres, très pentu et bordé d’ifs. L’église franciscaine Santa Margharita apparaît au-delà de ce bosquet. Puis, en continuant encore plus haut, à travers une courte zone dégagée et aride, on arrive au pied de l’ancienne forteresse de Cortone. Pénétrer dans l’enceinte des remparts, toute ombragée par la végétation sauvage, et poursuivre l’ascension en gravissant de petits escaliers menant au sommet de ces épaisses murailles, et ceci pratiquement sans voir personne, abasourdi par la chaleur, écrasé par la présence muette de l’austère édifice, est une expérience quasi rossellinienne. Pour un peu, on se croirait dans la peau d’Ingrid Bergman égarée dans les ruelles d’Herculanum, ou tombant épuisée sur les bords du cratère du Stromboli. On est là, trempé de sueur, entouré de pierre et de lierre, tournant son regard en tous sens, vers les pentes des montagnes voisines ou vers les horizons dentelés. On ne sait que penser ni que faire. Tantôt les flancs des collines sont mouchetés de champs d’oliviers, et tantôt hérissés de sombres ifs. Les abeilles bourdonnent dans le lierre épais. Des petits lézards se faufilent sur la pierre brûlante. Au loin, une partie du lac de Trasimène s’étire dans la lumière...

Journal d’Italie

EXTRAIT N°2 (pages 9 à 11) :

Dimanche 30 septembre 2001

Arrivé par le train à la gare de Sainte-Marie-des-Anges, à 3 km d’Assise, vers 19 h. Près de la gare, j’ai parcouru un peu les installations vides d’une fête foraine, à laquelle un brouillard avait donné l’ambiance d’un film d’Antonioni. Puis j’ai pris la petite route d’Assise, à travers des champs d’oliviers et des vignobles qui s’évaporaient dans la blancheur.

Journal d’Italie


Une fois installé à l’auberge de jeunesse, j’ai voulu commencer à visiter la ville. Mais sans avoir tout vu, j’ai vite compris que j’en avais fait le tour.

Assise est la seule - mais grande - déception de ce voyage. Qu’est devenue cette ville ? Un vulgaire décor, une simple façade qui vise, avec une naïveté déconcertante, à rejoindre l’idée que les touristes se font d’elle. Doit-on expliquer cela uniquement par la nécessité de reconstruire ce qui avait été détruit par le séisme de 1997 ? J’en doute. Il ne reste strictement rien de vrai dans l’Assise d’aujourd’hui. Le tremblement de terre aurait-il tout détruit au point que chaque mur de chaque maison ait dû être entièrement reconstruit ? Tous les joints de maçonnerie sont frais. Même les pierres ont l’air d’avoir été fraîchement extraites des carrières. Et où sont les habitants d’Assise qui ne travaillent ni dans les boutiques de souvenirs, ni dans les restaurants, ni dans les hôtels ? Y en a-t-il seulement ? À elles seules, ces stupides boutiques où l’on vend de la quincaillerie catholique pour de la bonne conscience religieuse représentent au moins 80 % des commerces de la ville. L’extrême propreté d’Assise semble être l’image inversée de ce qu’elle est en réalité : une ville qui se nourrit entièrement sur le corps de Saint-François, une ville de cannibales. La consommation de sa mémoire est totale, accomplie et réaccomplie un millier de fois. Tout ça est d’une grande tristesse.

Lundi 1er octobre 2001

Quelques décennies déjà après sa mort, au 13ème siècle, les Franciscains s’étaient indignés du faste et de l’opulence avec lesquels on entendait élever une basilique en sa mémoire. Déjà, on corrompait le principe fondamental du saint, l’humilité. Dès ce moment, l’Église récupérait sa mémoire dans le but de se parer de son image vertueuse, et d’une façon telle que cela se voie et se sache de très loin. Aujourd’hui, ce n’est plus l’Église mais le petit commerce qui s’est emparé de cette image. Et encore se trouve-t-il des hommes en bure pour se prêter à la mascarade. Comment pourraient-ils ne pas être cyniquement complices, tant la mise en scène et la récupération sont manifestes ?

Du moins cela donne-t-il l’occasion d’assister à des scènes aussi cocasses que pitoyables. Ainsi, quand on va voir les fresques de Giotto qui ornent la basilique supérieure, on ne peut qu’être amusé de voir ce petit père franciscain, arpentant à grand pas la nef dans tous les sens, afin de réprimer les visiteurs qui parlent trop haut, et répétant toutes les deux minutes dans son micro sans fil que la basilique est un lieu sacré et que le silence s’impose. Or c’est un flux permanent de touristes, japonais au deux tiers, qui font le tour de la nef comme on fait un tour de manège, effleurant distraitement l’art de Giotto et plus encore les idées de Saint-François. Ce petit père franciscain, avec sa bure marron, sa corde blanche et son micro sans fil, pourquoi se donne-t-il tant de mal à faire semblant de maintenir l’apparence religieuse d’un lieu qui ne l’est plus depuis longtemps ? Avec son air de surveillant sévère, mais sans pouvoir, préposé au maintien de l’esprit catholique de l’endroit, il ne fait qu’essayer vainement, pitoyablement, de justifier, avec force gesticulations, une fonction religieuse à laquelle même les visiteurs les plus disciplinés ne croient plus guère ; un peu comme moi, il est vrai, quand je me hasarde à débiter à mes élèves - sceptiques - le discours sur l’éducation à la citoyenneté que l’école est sensée être encore de nos jours.

Signe que nous sommes bien dans la mascarade, même les mystiques marginaux viennent s’exhiber ici. Samedi soir, en rédigeant ce journal à la terrasse d’un café, je me suis retrouvé avoir une conversation avec une espèce de moine n’appartenant à aucun ordre, si ce n’est le sien propre. En l’espace de quelques minutes, j’ai cru comprendre qu’il était moitié Anglais moitié Écossais, qu’il avait été à la tête d’une entreprise d’informatique, qu’il avait tout plaqué pour entrer chez les Bénédictins, mais que ceux-ci l’avaient trouvé un peu trop original à leur goût, qu’à la suite de cela il s’était fait moine tout seul dans le Puy-de-Dôme (il parle d’ailleurs assez bien français), et qu’il envisage à présent d’acheter une nouvelle maison près d’Assise. Au demeurant, il reconnaît l’hypocrisie qui règne ici. Mais dans ce cas, pourquoi s’exhibe-t-il tous les jours sur la grand’ place avec une bure bleue et un foulard orange, un bâton de pèlerin à la main et deux bergers allemands très dociles à ses basques ? La première fois que je l’ai vu, j’étais persuadé qu’il s’agissait d’un acteur se produisant dans quelque mauvaise scénographique pseudo-historique. Au moins, il a le mérite d’assumer son originalité et de ne pas vraiment cacher qu’il fait un jeu de tout cela.

EXTRAIT N°3 (pages 14 à 17) :

Vendredi 5 octobre 2001

Qu’ai-je fait aujourd’hui ? Marcher. Beaucoup marcher. Le temps était lourd, pourtant, et je transpire vite. J’ai évité le centre, avec tous ses grands monuments, ses foules de touristes et ses cafés bondés. Il y a quand même certains quartiers de Florence qui sont plus vivables, comme du côté de la Piazza San Piero Maggiore.

Journal d’Italie


Ce matin je suis allé voir la grande église franciscaine de Santa Croce. Là aussi il s’agit d’une église bien fastueuse pour un saint qui ne parlait que de simplicité et de chants d’oiseaux. Mais passons sur la déviance symbolique. Le problème est qu’il y a aussi une déviance esthétique. Il n’y a guère qu’à partir du cœur ou du transept que l’on réussit à avoir certains points de vue donnant une idée de ce que pouvait être une église franciscaine jusqu’à la première moitié du 15ème siècle environ. Dans ces parties en effet, le regard peut encore englober simultanément la belle charpente ouvragée, typique des édifices franciscains, et les vastes fresques du Trecento et du début du Quattrocento, que les modernistes renaissants n’ont pas daigné détruire. Or, ce n’est que de cette façon-là, lorsque le regard se pose sur ces larges scènes aux couleurs légères, composées avec un mélange idéale de science et de naïveté, puis qu’il s’élève progressivement vers les scènes supérieures, comme emporté par la hauteur même des murs, et qu’enfin il échoue sur ces charpentes à la fois rustiques et raffinées, ce n’est que de cette façon-là que l’on peut appréhender la conception initiale de l’édifice, et en être émerveillé. Quand on parvient, à partir de ce qui reste visible de l’original, à reconstituer, par imagination, l’intention primitive de l’ensemble, avec cet immense espace intérieur qui semble vouloir faire de la place à l’humanité toute entière, alors on peut en effet ressentir quelque chose correspondant à la sensibilité franciscaine. Seulement il est devenu difficile, aujourd’hui, de retrouver cette expression esthétique et spirituelle. Toutes les fresques de la nef, ainsi que celles du transept, ont été détruites. Vasari leur a préféré de pesants monuments décoratifs à la mémoire de Michel-Ange, Machiavel et Galilée. Et je ne parle pas de la façade en marbre qui non seulement s’inspire d’Alberti et de sa somptuosité bien peu franciscaine, mais encore a été remaniée complètement au 19ème siècle, de sorte qu’elle a perdu même son élégance renaissante pour devenir un amalgame stylistique où l’on peine à trouver une cohérence.

Il y a une chose bien typique qui différencie les églises italiennes de celles du nord. Dans les édifices religieux italiens, tout l’art et l’argent sont mis sur la façade et sur la décoration des murs intérieurs. Quand on a la curiosité de voir le bâtiment sur les côtés et sur les arrières, on ne voit le plus souvent que de pauvres murs de briques ou de pierres mal taillées. À moins d’avoir à faire à un monument pour lequel tous les banquiers de la ville se sont donné le mot pour ne pas lésiner sur les moyens, comme cela a dû être le cas avec le Duomo, on s’intéresse en général uniquement à ce qui se voit de front. Au Nord en revanche, c'est-à-dire essentiellement en France pour la période des cathédrales, les édifices sont aussi beaux et raffinés sur les côtés et les arrières que sur la façade. Là, l’esthétique se déploie davantage dans l’architecture à proprement parler, c'est-à-dire dans la structure elle-même, plutôt que sur les surfaces. Quoi de plus beau que les rythmes d’ogives et d’arc-boutant courant le long des cathédrales en entourant le chœur ? C’est la même chose à l’intérieur. Ce qui est beau à Saint-Denis par exemple, c’est le jeu architectural développé à travers l’espace à partir de la simple figure de l’ogive, un jeu dont les combinaisons, aléatoires selon le point de vue où l’on se trouve, donne un puissant effet de musicalité. C’est une conception où l’on ne peut pas imaginer de délaisser la troisième dimension au profit des surfaces planes, quand bien même cela permettrait d’y réaliser de belles fresques. Dans l’art italien au contraire, le besoin de projeter son imaginaire sur de grands murs semble prioritaire, et exige de débarrasser l’espace des piliers trop nombreux qui pourraient faire obstacle.

Samedi 6 octobre 2001

J’ai pris tôt ce matin le train pour Pise. Pise n’est pas comme Assise, contrairement à ce que je craignais. En dehors de la Piazza Del Duomo et de ses environs stricts, on voit que cette ville a une vie personnelle. On y trouve même de la saleté, signe qu’elle n’est pas conditionnée entièrement par son apparence. Les murs de Pise ont des coloris vifs, jaune intense, ocre rouge, bordeaux terreux. Je me suis attardé sur un marché animé où j’ai fait quelques photos. Puis je suis allé à la Piazza Del Duomo me plonger dans le bain touristique international. Ce qui a sauvé Pise, c’est sûrement cette grande proximité des monuments, peu de gens ayant l’idée d’aller voir s’il y a autre chose ailleurs. Malgré tout, on a beau dire, voir de ses propres yeux ce que le monde entier ne connaît qu’en image, comme un symbole et non comme une réalité, cela suscite tout de même un sentiment particulier. Cette chose bizarre, cette espèce de Tour de Babel en train de basculer dans le vide, de s’effondrer par terre, mais dont la chute paraît avoir été soudain figée, comme dans un instantané photographique (mais un instantané qui n’aurait touché qu’un seul élément de la scène, le reste du monde continuant de bouger autour), cette chose est là enfin devant nous, bien réelle, salies par les siècles. C’est vraiment un objet insolite. Un objet surréaliste. C’est une construction d’une extrême régularité, conçue dans un idéal d’équilibre, de rigueur et d’élégance mathématique, et pourtant elle penche d’une façon extraordinaire...

Journal d’Italie


Enfin, je suis allé au musée San Matteo. Et au risque de me répéter, il me semble que se trouvent là certaines des choses les plus belles que j’ai jamais vues. Pourtant, ce musée d’une incroyable richesse paraît inconnu du reste du monde. En deux heures et demie, ma visite n’a été troublée que par deux couples italiens et leurs enfants, venus faire là un tour rapide. Le fait de se promener seul en silence parmi tant d’œuvres magnifiques est une expérience rare, qui nous immerge dans un état particulier. Je me suis trouvé dans cet état fragile et flottant pendant toute la visite. Il s’agissait surtout de peintures allant du 13ème au 15ème siècle, ainsi que de sculptures pisanes de la même période. Je voyais là, attribuées à des noms inconnus, des peintures qui valaient bien les plus beaux Simone Martini ou Lorenzo Monaco. Les chefs d’œuvres se succédaient dans une lumière atténuée et intime. Je me demandais si j’allais avoir la force de continuer jusqu’au bout. Si je ne devais retenir qu’une chose, ce serait une madone à l’enfant qui ne ressemble à rien de ce que j’ai pu voir avant, tant elle est simple, sublime et mystérieuse. Le fait de découvrir, après coup, qu’elle est attribuée à Fra Angelico, sous le nom de Madone aux Cèdres, n’a pas diminué son mystère, car je n’ai rien vu de Fra Angelico qui ressemble à cela, et ne l’ai vue d’ailleurs dans aucune biographie qui lui est consacrée. Ce tableau habite dans l’indicible. C’est la grâce détachée de toute matérialité. C’est la lumière, la légèreté grave du divin.

Sur le chemin de la gare, je me suis trouvé à nouveau noyé dans la cohue de ces fins d’après-midi italiennes, où la population, quittant le travail et les écoles, se rassemble sur les places et bavarde, s’amuse et flirte. Mais cette fois c’était beaucoup plus intense que d’habitude. Toute la jeunesse de Pise était là, dans cette rue principale qui conduit à la gare. Il y régnait une extraordinaire excitation générale. Deux garçons se battaient. Les filles très belles étaient nombreuses. On ne voyait que des visages rayonnant de gaieté et de vitalité. Puis, en arrivant près de la grand’ place circulaire, le brouhaha de la foule s’est trouvé progressivement doublé par un bruit de fond de plus en plus intense, aigu et confus, qui semblait venir d’en haut. Une fois sur la place, en levant la tête, j’ai pu voir alors, dans les arbres, dans le ciel et sur les toits, un rassemblement d’oiseaux absolument inouï. Les pins en étaient remplis, les toits entièrement recouverts, et dans les airs, il se formait des mouvements d’oiseaux virevoltants, en proie à une véritable folie collective. Il ne s’agissait que de passereaux d’une seule espèce. Ils étaient plusieurs milliers, ou dizaines de milliers. Mais le plus impressionnant était le bruit qu’ils faisaient, et l’hystérie totale dont ils paraissaient pris. Peu de gens pourtant y prêtaient attention, eux-mêmes étant souvent dans un état presque semblable. Or cette correspondance, ce parallèle, qui se produisait sur la place et dans le ciel, augmentait le fantastique de la scène. L’atmosphère particulièrement orageuse et lourde qui avait perduré toute la journée y était peut-être pour quelque chose.