Journal de Norvège
5 juillet > 19 août 2007 - 68 pages

Vers le Nord : le Finnmark, la toundra, les rennes, les Samis... le silence... le vent...

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5 juillet > 19 août 2007 - 68 pages
Vers le Nord : le Finnmark, la toundra, les rennes, les Samis...le silence... le vent...

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EXTRAIT N°1 (pages 27 à 29) :

Samedi 21 juillet 2007

... En début d’après-midi je commence à faire du stop. Après une demi-heure sous la pluie, une grosse jeep revient en arrière après m’avoir dépassé. Il s’agit d’un homme d’une cinquantaine d’années, un de plus se rendant à la pêche. Les hommes qui vont à la pêche ont tous un air en commun : c’est l’air de ceux qui, exaspérés par une semaine de travail et de vie familiale, ont décidé de mettre les bouts pour le week-end afin de se consacrer à leur activité favorite, et ce dans le plus complet relâchement mental. Un homme se rendant à la pêche est généralement disponible pour une conversation amicale avec un inconnu. Celui-ci est électricien. Il travaille pour de grosses entreprises. Mais avant cela il a pratiqué pas mal d’autres métiers. Il vient du sud, mais sa femme est originaire de la région. Il s’exprime avec une emphase ironique pour dépeindre les travers de la société norvégienne. Il décrit ainsi les Norvégiens comme des gens tranquilles, moyennant satisfaits de l’état des choses, mais gardant "les mains dans les poches", et votant à chaque élection pour les mêmes "têtes souriantes de la télé", parce qu’ils ont "depuis toujours cessé de croire qu’ils pouvaient avoir une influence", et parce qu’ils ont "oublié, ou pas compris, ou confondu" ce que proposaient les autres partis. C’est la raison pour laquelle il dit souvent à ses amis qu’ils devraient être "plus Français". Ce n’est pas la première fois que j’entends des étrangers envier notre caractère protestataire. "Quand quelque chose ne vous plaît pas, vous le dites, et ça change !" Enfin, ayant repéré son point de pêche, il me laisse là.

Après un ou deux kilomètres à pied, une camionnette déglinguée remorquant un long canoë s’arrête à mon niveau. L’homme au volant a une trentaine d’années et ne sourit pas. Il a l’austérité un peu complexée des ruraux profonds. Quand je lui explique que je compte rallier Kautokeino à pied, il me pose quelques questions précises sur la façon dont je compte m’y prendre. Il approuve chaque réponse par un léger signe de tête. En commentaire final, il me confirme que Reisadal est une belle vallée. Il me laisse à 15h30 au lieu-dit Saraelv. La piste finit un kilomètre plus loin. Un sentier continue alors à travers bois. À partir d’ici, il me reste environ cent kilomètres.

La forêt est dense. Le sentier longe la rivière Reisa, large d’une trentaine de mètres, calme et peu profonde, avec un lit de galets parfaitement visible sous l’eau transparente. Au début, je rencontre quelques pêcheurs. Certains bivouaquent là, sous une tente ou une bâche tendue, tandis que d’autres retournent vers la piste, où ils ont laissé leur voiture. Ils ont en général des équipements coûteux. Il y a aussi de temps en temps des canoës motorisés qui remontent ou redescendent la rivière. Certaines parties du sous-bois sont entièrement colonisées par de très hautes fougères, atteignant parfois mes épaules. Cela donne à ces endroits des allures de véritable jungle, assez inattendue à 300 km au nord du cercle polaire. Beaucoup d’arbres morts, cassés par le poids de la neige, entravent le chemin. D’autres sont courbés comme des arcs. Par moment le sentier, très étroit, tend presque à disparaître sous la pression végétale. De nombreux oiseaux jaillissent des fougères en criant, et volètent de branche en branche. Un canard m’escorte bruyamment en se propulsant sur l’eau avec ses ailes. Au fil des kilomètres, sur la rive opposée, la montagne se fait plus pressante et commence à former des falaises qui surplombent le cours d’eau.

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En début de soirée, je dépasse une hutte en rondin cadenassée, probablement un refuge privé. Un peu plus loin, en bordure du sentier, j’aplanis un carré de hautes herbes, cerné par des fourrés, afin d’y planter ma tente. Le sous-bois est trop inextricable pour que je puisse y trouver un endroit plus caché. De toute façon, aucun pêcheur attardé ne passera plus maintenant. La rivière coule en contrebas, à trois pas d’ici. Pour prendre de l’eau, je descends le petit talus un peu glissant en m’accrochant aux branches. Les berges sont creusées par les vagues et retenues par les racines des bouleaux. Assez tard, un canoë motorisé se fait entendre derrière le rideau d’arbre. Journal jusqu’à 1 h. Il fait parfaitement jour.

Dimanche 22 juillet 2007

Je n’arrive jamais à m’endormir avant 2h30, si bien que les levers sont difficiles. Très tôt le matin, le froid me réveille toujours. La température s’adoucit vers 8h, mais alors je n’ai plus envie de me lever… D’où une mise en route assez longue.

Départ à 11h. À mesure que j’avance le long de la rivière, les montagnes se rapprochent des deux rives, de sorte que la vallée devient de plus en plus encastrée. La forêt a gardé son aspect "tropical" avec ces fougères immenses, serrées les unes contre les autres, et ne laissant de place à aucune autre plante sur de larges superficies. D’énormes champignons, en forme de demi-cônes, poussent sur le tronc des bouleaux. Quand ils meurent, ils deviennent secs et durs comme des pierres, et miment l’écorce grise et rugueuse de l’arbre. Une chute d’eau jaillit de la crête de la montagne. Elle s’étale sur la falaise noire, heurte les rochers, puis se disperse en une multitude de ruisseaux turbulents qui vont se mêler à la rivière. Je reste longtemps à photographier, escaladant les éboulis rocheux de part et d’autres de la chute. Les montagnes se resserrent encore davantage de chaque côté la Reisa, si bien que la vallée devient peu à peu une gorge, assez semblable aux Gorges du Tarn, avec des falaises d’environ 250 m de haut. Quelques arbres poussent inexplicablement sur des corniches, en frôlant la muraille comme s’ils voulaient se mesurer à elle.

Le sentier continue de longer la rivière, ne laissant s’interposer entre eux qu’un mince rideau d’arbres, entre le feuillage ajouré desquels je photographie, imitant Corot et Pissarro, le défilement du fleuve. Des îles boisées, aux extrémités pointues, s’étirent dans les méandres. Souvent dans les courbes, les rives se dénudent. Elles offrent alors une plage de galets où l’on peut s’asseoir et se reposer en regardant l’eau et ses reflets miroitants. Ailleurs, la rivière en débordant a créé dans la zone alluviale des mares tranquilles, émeraudes ovales serties de verdure, niches d’oiseaux furtifs. Je ne cesse de tourner la tête en tout sens, si bien qu’à deux reprises, en trébuchant, déséquilibré par mon sac à dos, je m’étale dans les hautes herbes, me retrouvant dans la situation peu avantageuse d’une tortue retournée. Difficile de me relever sans détacher mon fardeau. Plus loin, annoncée depuis longtemps par sont tonnerre, apparaît Mollifossen : tombant d’une hauteur d’environ 150m, une large et puissante colonne d’eau écumante s’engouffre dans un canyon de la rive opposée, pour finir cachée derrière un massif boisé duquel émergent des nuées d’embruns. Le chemin s’élève ensuite. J’accède alors à un promontoire dégagé d’où l’on peut dominer l’amont et l’aval de la vallée. C’est l’endroit que j’élis pour ma pause casse-croûte.

Le sentier continue en zigzagant à mi-hauteur au-dessus de la rivière. Plus loin la vallée s’élargit. Puis elle se resserre à nouveau en formant une gorge aux allures plus dramatiques, avec un couvert forestier où les résineux supplantent progressivement les feuillus. Alors que je recherche un bon angle pour photographier trois pins qui se détachent devant la falaise opposée, je vois apparaître, sur ma droite, débouchant silencieusement d’entre les arbres, un homme âgé, longiligne, marchant avec deux bâtons de randonnée, et agrandi par un sac à dos monumental qui le dépasse d’une tête et demie. Sa marche est lente et sûre. Son équipement, beige et kaki, est de bonne qualité et témoigne d’un certain professionnalisme. Il porte une barbe grise, et un chapeau vert abritant un regard doux, souriant et lumineux. C’est le premier randonneur que je rencontre sur le chemin, si j’excepte les pêcheurs d’hier. Les premières questions que se posent deux randonneurs qui se croisent, ce sont "d’où venez-vous ?", et aussitôt après "où allez-vous ?", comme si la pratique de la longue randonnée symbolisait l’existence elle-même, et qu’elle faisait aller à l’essentiel. Dans son cas, les réponses donnent tout de suite une certaine dimension au personnage, puisqu’il a commencé sa marche au Cap Nord, un mois et demi plus tôt, et qu’il projette de la terminer à la pointe sud de la Norvège, vers la mi-octobre, c'est-à-dire après avoir parcouru quelques 1500 km.

Je suis également le premier randonneur solitaire qu’il rencontre. "Nous sommes peu à présent à faire ça", ajoute-t-il. Dans les prochains jours, il prévoit de sortir de la vallée de la Reisa en accédant au plateau montagneux, puis, de là, prendre un raccourci par la Finlande. Une question me taraude : quel est le poids de son sac à dos ? "Environ 30 kg", me dit-il. C’est énorme pour une aussi longue marche, avec des reliefs parfois importants. Mon chargement total, en incluant ma sacoche-photo, oscille entre 21 et 24 kg, selon la quantité de ravitaillement qu’il me reste. Je lui exprime mon admiration pour son projet, à quoi il me répond qu’il y a deux périodes dans la vie où ce genre de chose est possible : pendant la jeunesse, et un peu avant la vieillesse. Entre les deux, on est trop occupé.

Il a 55 ans. Je lui donnais plutôt la soixantaine. Même débarrassé de tout son attirail, il gardera quelque chose de différent de la plupart des gens : son regard. On sent qu’il recèle quantités d’émerveillements, qu’il n’éprouve d’ailleurs pas le besoin d’exprimer. Il s’appelle Johannes. Nous nous saluons, et repartons chacun de notre côté. Je regrette aussitôt de ne pas avoir pensé à le photographier.

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EXTRAIT N°1 (pages 27 à 29) :

Samedi 21 juillet 2007

... En début d’après-midi je commence à faire du stop. Après une demi-heure sous la pluie, une grosse jeep revient en arrière après m’avoir dépassé. Il s’agit d’un homme d’une cinquantaine d’années, un de plus se rendant à la pêche. Les hommes qui vont à la pêche ont tous un air en commun : c’est l’air de ceux qui, exaspérés par une semaine de travail et de vie familiale, ont décidé de mettre les bouts pour le week-end afin de se consacrer à leur activité favorite, et ce dans le plus complet relâchement mental. Un homme se rendant à la pêche est généralement disponible pour une conversation amicale avec un inconnu. Celui-ci est électricien. Il travaille pour de grosses entreprises. Mais avant cela il a pratiqué pas mal d’autres métiers. Il vient du sud, mais sa femme est originaire de la région. Il s’exprime avec une emphase ironique pour dépeindre les travers de la société norvégienne. Il décrit ainsi les Norvégiens comme des gens tranquilles, moyennant satisfaits de l’état des choses, mais gardant "les mains dans les poches", et votant à chaque élection pour les mêmes "têtes souriantes de la télé", parce qu’ils ont "depuis toujours cessé de croire qu’ils pouvaient avoir une influence", et parce qu’ils ont "oublié, ou pas compris, ou confondu" ce que proposaient les autres partis. C’est la raison pour laquelle il dit souvent à ses amis qu’ils devraient être "plus Français". Ce n’est pas la première fois que j’entends des étrangers envier notre caractère protestataire. "Quand quelque chose ne vous plaît pas, vous le dites, et ça change !" Enfin, ayant repéré son point de pêche, il me laisse là.

Après un ou deux kilomètres à pied, une camionnette déglinguée remorquant un long canoë s’arrête à mon niveau. L’homme au volant a une trentaine d’années et ne sourit pas. Il a l’austérité un peu complexée des ruraux profonds. Quand je lui explique que je compte rallier Kautokeino à pied, il me pose quelques questions précises sur la façon dont je compte m’y prendre. Il approuve chaque réponse par un léger signe de tête. En commentaire final, il me confirme que Reisadal est une belle vallée. Il me laisse à 15h30 au lieu-dit Saraelv. La piste finit un kilomètre plus loin. Un sentier continue alors à travers bois. À partir d’ici, il me reste environ cent kilomètres.

La forêt est dense. Le sentier longe la rivière Reisa, large d’une trentaine de mètres, calme et peu profonde, avec un lit de galets parfaitement visible sous l’eau transparente. Au début, je rencontre quelques pêcheurs. Certains bivouaquent là, sous une tente ou une bâche tendue, tandis que d’autres retournent vers la piste, où ils ont laissé leur voiture. Ils ont en général des équipements coûteux. Il y a aussi de temps en temps des canoës motorisés qui remontent ou redescendent la rivière. Certaines parties du sous-bois sont entièrement colonisées par de très hautes fougères, atteignant parfois mes épaules. Cela donne à ces endroits des allures de véritable jungle, assez inattendue à 300 km au nord du cercle polaire. Beaucoup d’arbres morts, cassés par le poids de la neige, entravent le chemin. D’autres sont courbés comme des arcs. Par moment le sentier, très étroit, tend presque à disparaître sous la pression végétale. De nombreux oiseaux jaillissent des fougères en criant, et volètent de branche en branche. Un canard m’escorte bruyamment en se propulsant sur l’eau avec ses ailes. Au fil des kilomètres, sur la rive opposée, la montagne se fait plus pressante et commence à former des falaises qui surplombent le cours d’eau.

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En début de soirée, je dépasse une hutte en rondin cadenassée, probablement un refuge privé. Un peu plus loin, en bordure du sentier, j’aplanis un carré de hautes herbes, cerné par des fourrés, afin d’y planter ma tente. Le sous-bois est trop inextricable pour que je puisse y trouver un endroit plus caché. De toute façon, aucun pêcheur attardé ne passera plus maintenant. La rivière coule en contrebas, à trois pas d’ici. Pour prendre de l’eau, je descends le petit talus un peu glissant en m’accrochant aux branches. Les berges sont creusées par les vagues et retenues par les racines des bouleaux. Assez tard, un canoë motorisé se fait entendre derrière le rideau d’arbre. Journal jusqu’à 1 h. Il fait parfaitement jour.

Dimanche 22 juillet 2007

Je n’arrive jamais à m’endormir avant 2h30, si bien que les levers sont difficiles. Très tôt le matin, le froid me réveille toujours. La température s’adoucit vers 8h, mais alors je n’ai plus envie de me lever… D’où une mise en route assez longue.

Départ à 11h. À mesure que j’avance le long de la rivière, les montagnes se rapprochent des deux rives, de sorte que la vallée devient de plus en plus encastrée. La forêt a gardé son aspect "tropical" avec ces fougères immenses, serrées les unes contre les autres, et ne laissant de place à aucune autre plante sur de larges superficies. D’énormes champignons, en forme de demi-cônes, poussent sur le tronc des bouleaux. Quand ils meurent, ils deviennent secs et durs comme des pierres, et miment l’écorce grise et rugueuse de l’arbre. Une chute d’eau jaillit de la crête de la montagne. Elle s’étale sur la falaise noire, heurte les rochers, puis se disperse en une multitude de ruisseaux turbulents qui vont se mêler à la rivière. Je reste longtemps à photographier, escaladant les éboulis rocheux de part et d’autres de la chute. Les montagnes se resserrent encore davantage de chaque côté la Reisa, si bien que la vallée devient peu à peu une gorge, assez semblable aux Gorges du Tarn, avec des falaises d’environ 250 m de haut. Quelques arbres poussent inexplicablement sur des corniches, en frôlant la muraille comme s’ils voulaient se mesurer à elle.

Le sentier continue de longer la rivière, ne laissant s’interposer entre eux qu’un mince rideau d’arbres, entre le feuillage ajouré desquels je photographie, imitant Corot et Pissarro, le défilement du fleuve. Des îles boisées, aux extrémités pointues, s’étirent dans les méandres. Souvent dans les courbes, les rives se dénudent. Elles offrent alors une plage de galets où l’on peut s’asseoir et se reposer en regardant l’eau et ses reflets miroitants. Ailleurs, la rivière en débordant a créé dans la zone alluviale des mares tranquilles, émeraudes ovales serties de verdure, niches d’oiseaux furtifs. Je ne cesse de tourner la tête en tout sens, si bien qu’à deux reprises, en trébuchant, déséquilibré par mon sac à dos, je m’étale dans les hautes herbes, me retrouvant dans la situation peu avantageuse d’une tortue retournée. Difficile de me relever sans détacher mon fardeau. Plus loin, annoncée depuis longtemps par sont tonnerre, apparaît Mollifossen : tombant d’une hauteur d’environ 150m, une large et puissante colonne d’eau écumante s’engouffre dans un canyon de la rive opposée, pour finir cachée derrière un massif boisé duquel émergent des nuées d’embruns. Le chemin s’élève ensuite. J’accède alors à un promontoire dégagé d’où l’on peut dominer l’amont et l’aval de la vallée. C’est l’endroit que j’élis pour ma pause casse-croûte.

Le sentier continue en zigzagant à mi-hauteur au-dessus de la rivière. Plus loin la vallée s’élargit. Puis elle se resserre à nouveau en formant une gorge aux allures plus dramatiques, avec un couvert forestier où les résineux supplantent progressivement les feuillus. Alors que je recherche un bon angle pour photographier trois pins qui se détachent devant la falaise opposée, je vois apparaître, sur ma droite, débouchant silencieusement d’entre les arbres, un homme âgé, longiligne, marchant avec deux bâtons de randonnée, et agrandi par un sac à dos monumental qui le dépasse d’une tête et demie. Sa marche est lente et sûre. Son équipement, beige et kaki, est de bonne qualité et témoigne d’un certain professionnalisme. Il porte une barbe grise, et un chapeau vert abritant un regard doux, souriant et lumineux. C’est le premier randonneur que je rencontre sur le chemin, si j’excepte les pêcheurs d’hier. Les premières questions que se posent deux randonneurs qui se croisent, ce sont "d’où venez-vous ?", et aussitôt après "où allez-vous ?", comme si la pratique de la longue randonnée symbolisait l’existence elle-même, et qu’elle faisait aller à l’essentiel. Dans son cas, les réponses donnent tout de suite une certaine dimension au personnage, puisqu’il a commencé sa marche au Cap Nord, un mois et demi plus tôt, et qu’il projette de la terminer à la pointe sud de la Norvège, vers la mi-octobre, c'est-à-dire après avoir parcouru quelques 1500 km.

Je suis également le premier randonneur solitaire qu’il rencontre. "Nous sommes peu à présent à faire ça", ajoute-t-il. Dans les prochains jours, il prévoit de sortir de la vallée de la Reisa en accédant au plateau montagneux, puis, de là, prendre un raccourci par la Finlande. Une question me taraude : quel est le poids de son sac à dos ? "Environ 30 kg", me dit-il. C’est énorme pour une aussi longue marche, avec des reliefs parfois importants. Mon chargement total, en incluant ma sacoche-photo, oscille entre 21 et 24 kg, selon la quantité de ravitaillement qu’il me reste. Je lui exprime mon admiration pour son projet, à quoi il me répond qu’il y a deux périodes dans la vie où ce genre de chose est possible : pendant la jeunesse, et un peu avant la vieillesse. Entre les deux, on est trop occupé.

Il a 55 ans. Je lui donnais plutôt la soixantaine. Même débarrassé de tout son attirail, il gardera quelque chose de différent de la plupart des gens : son regard. On sent qu’il recèle quantités d’émerveillements, qu’il n’éprouve d’ailleurs pas le besoin d’exprimer. Il s’appelle Johannes. Nous nous saluons, et repartons chacun de notre côté. Je regrette aussitôt de ne pas avoir pensé à le photographier.

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EXTRAIT N°2 (pages 43 à 47) :

Lundi 30 juillet 2007

À mesure que s’achève la pente et que, peu à peu, s’étale devant moi la frange du plateau, un étonnement mêlé d’appréhension me saisit. Ce à quoi je m’attendais n’est pas là. Il n’y a pas ces montagnes rocailleuses, basses et austères, érodées par les glaciers, ces âpres boursoufflures de l’écorce terrestre que j’avais vues sur la rive opposée du fjord en arrivant hier à Vadsø, et que j’avais pensé retrouver ici, sur cette péninsule de Varanger. Non seulement il n’y a pas ceci, mais je ne saurais dire ce qu’il y a à la place. N’importe qui dirait tout simplement qu’il n’y a rien. Car rien n’arrête le regard, seul l’espace s’étend à perte de vue. L’espace nu, ras, sans arbres, sans buissons, sans rocher saillant. Uniquement la toundra plate. Et puis, en fouillant l’horizon, on voit quelque chose qui n’est pas une montagne, ni une colline. C’est un très léger renflement régulier, qui s’étire comme un mince bouclier sur une étendue indéfinie, qu’on imagine immense. Et l’on devine par la couleur de ce bouclier, beige, grisâtre, qu’aucune herbe n’y pousse, qu’il n’est fait que de pierres. Et l’on pressent encore, par quelques tressaillements toujours plus subtiles de l’horizon, que d’autres, plus loin, lui succèdent. Et quand on se dit que c’est cela que l’on a prévu de traverser, alors que c’est visiblement illimité et qu’il serait vain de chercher un autre côté, un autre bord à cela, on est en effet saisi d’appréhension. Mais aussi d’ivresse. Car on sent que l’on met le pied du côté d’un espace véritablement autre. On se dit que jusqu’à présent, on était du côté humain des choses, et qu’à partir de maintenant, à partir de la frange de ce plateau, s’ouvre devant soi la dimension illimitée et inconnue du monde, son extension mystérieuse, mais aussi un champ de liberté infini, non fractionné, non fonctionnalisé, simplement son étendue une et entière.

La toundra est sèche. Le sol est composé d’airelles rasantes, de lichens, de minces brins d’herbes disséminés sur un terrain graveleux, et que le vent fait osciller en permanence. Des bouleaux rampants, littéralement collés au sol comme des araignées, y entrelacent leurs ramifications tentaculaires et filandreuses. Tout cela forme un treillis sec et rêche ne dépassant pas les 10 cm d’épaisseur, et sur lequel la marche est facile. À une distance indéterminée, j’aperçois une toute petite forme triangulaire, émergeant derrière un léger renflement du relief. J’imagine qu’il s’agit du toit d’un refuge, ou d’une hutte quelconque, situé à quelques centaines de mètres. Mais cela m’étonne, car la carte n’indique pas la moindre cabane sur tout le plateau, ni d’ailleurs le moindre sentier, la moindre clôture ni la moindre ligne électrique. Je me dirige vers cette forme. Après seulement une ou deux minutes de marche, pendant lesquelles je ne regardais que le sol, je réalise que j’y suis déjà presqu’arrivé : il ne s’agissait que de deux pierres plates dressées l’une contre l’autre, et formant un petit cairn pointu d’à peine 50 cm de haut. Dans cet espace dépourvu de tout repère, les mesures sont encore plus subjectives, et les sens sont facilement illusionnés.

Je me rends compte aussi que, dans cette planéité, il suffit que la pente s’élève de quelques mètres pour que l’on puisse découvrir de nouveaux horizons, de nouveaux reliefs. C’est ainsi que j’aperçois une petite dépression, toute en longueur, qu’une rivière a creusée dans la plaine. Elle semble s’engouffrer dans une tranchée, à l’est, et se transformer plus loin en un canyon insoupçonné. Une fois arrivé devant cette rivière, j’en remonte le cours vers l’ouest. Un renne solitaire apparaît sur l’autre rive. Il semble intrigué par ma présence. Il s’approche d’abord en zigzagant nerveusement, puis disparaît. Quelques lacs statiques se répartissent des deux côtés du cours d’eau. Leur voisinage est parfois humide. C’est aussi là que les oiseaux sont en plus grand nombre. Le soleil décline peu à peu et la lumière devient meilleure. Les bleus et les verts s’intensifient.

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Je continue de remonter la rivière. Il me semble que je pourrais marcher ainsi indéfiniment, toute la claire nuit peut-être, sans jamais ressentir de fatigue, mu par l’appel de l’espace qui s’ouvre en permanence devant moi, allégé par la pureté de l’air, libéré de tout obstacle et toute résistance. La rivière s’amenuise de plus en plus. Elle se disperse progressivement dans un lit caillouteux pourtant large encore. Je tiens cependant à en remonter le cours le plus loin possible avant de bivouaquer, car il se peut que demain je ne trouve plus d’eau sur une longue distance. Mais le courant stagne peu à peu, et le ruissellement risque de devenir insuffisant pour que l’eau soit potable. Je plante la tente.

Tard dans la soirée, alors que le soleil vient de passer sous l’horizon, je me promène un peu dans les alentours. Partout, la puissance du dégel a laissé des traces. Des effondrements de roche, drainée par les glaces, ont creusé de larges chenaux rocailleux. On dirait des chantiers de canaux inachevés, taillés à la dynamite. Un lever de pleine lune surgit au-dessus de la toundra. Sa pâle rousseur monte peu à peu dans un ciel gris bleu. Cela me rappelle le halo rose pourpre que j’avais vu s‘élever au-dessus du lac Railuoppal, et je comprends alors que ce halo fantomatique n’était autre que la lune brouillée par les voiles des nuages. Très loin, une longue coulée de brume semble remplir le Varangerfjord, ne laissant dépasser que les crêtes des montagnes environnant Kirkeness, qui se dressent à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Il est 1h. Je n’ai pas sommeil.

Mardi 31 juillet 2007

En sortant de la tente, j’aperçois une douzaine de rennes trottant les uns derrière les autres, à moins de cent mètres. Certains s’arrêtent pour brouter quelques brins d’herbes, puis accélèrent subitement afin de rejoindre les autres, qui disparaissent déjà derrière un relief. Je retourne photographier un amas de roches que j’avais repérées hier soir, lors de ma promenade, et qui m’avaient séduit par leur blancheur très lumineuse, leur grain de marbre, et les magnifiques lichens jaunes citron qui les ont colonisés.

Je pars à 11 h, droit vers le nord, laissant derrière moi tout repère, tout ruisseau, tout lac, tout monticule, pour m’élancer dans l’immensité plane et aride. Le temps est extrêmement beau. Dès le premier kilomètre, j’ai la sensation très forte de n’avoir jamais eu l’expérience de marcher comme en ce moment, de marcher dans un espace qui se résume à ces trois choses : horizontalité - vide - lumière. Il n’y a rien d’autre. Et comme cet espace est entièrement horizontal, entièrement vide et entièrement lumineux, il en paraît par conséquent infini, absolu, et presque abstrait. D’après la carte, s’il faut en croire les courbes de niveaux, très distantes les unes des autres, je commence à arpenter le flanc de ce bouclier dont le parlais hier, Falkfjellet. Mais sans la carte, je dirais que je marche sur un territoire rigoureusement plat, tant l’inclinaison est proche de zéro.

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Grâce au temps splendide, la visibilité est parfaite. Mais curieusement, cette hyper-visibilité a quelque chose d’inquiétant. Je dis curieusement car, puisqu’il n’y a rien, et puisque je vois parfaitement bien qu’il y a rien à des kilomètres à la ronde, je devrais me sentir rassuré de constater qu’aucun événement désagréable n’est sur le point d’arriver. Or, c’est plutôt le contraire qui se passe. J’éprouve une sensation de vulnérabilité. Je ne cesse de me retourner et de regarder partout autour de moi. Comme si cette impossibilité du moindre événement était justement une apparence trompeuse, comme s’il s’agissait potentiellement d’un piège suprêmement conçu, et qu’il était d’autant plus nécessaire de rester sur ses gardes. Je me sens un peu comme Cary Grant dans la Mort aux Trousses, d’Hitchcock. D’ailleurs, moi aussi je surveille le ciel. Non pas par crainte d’un avion hostile, mais par crainte des nuages. Et bien que le ciel soit presque uniformément bleu, je ne cesse de me retourner pour surveiller les nuages les plus éloignés, car je m’inquiète d’une arrivée subite du mauvais temps. Si la pluie, des nuages bas, ou du brouillard, arrivaient, je perdrais toute visibilité dans les lointains. Comme ici tout est absolument semblable sur plusieurs kilomètres à la ronde, je ne pourrais plus m’orienter à vue. Il faudrait avancer à la boussole, comme un marin sur une mer brumeuse. Et encore, cela ne me permettrait pas d’anticiper si un obstacle se présentait. Mais pour le moment, le temps est magnifique, et si je tourne constamment la tête de tous côtés, sans cesser de marcher, ce n’est pas seulement pour surveiller l’arrivée d’éventuels nuages menaçants, mais c’est aussi parce que l’ivresse d’une telle marche, la sensation physique de faire des pas dans quelque chose qui se rapproche de l’absolu, me porte à une excitation d’enfant incapable de se tenir tranquille et de regarder droit devant lui.

Au loin, à mesure que se déroule sous mes pieds l’imperceptible courbure du terrain, apparaît peu à peu à l’horizon une longue barre montagneuse, peu élevée, mais à laquelle la platitude environnante donne un caractère redoutable. C’est Kjoltindan, profilant sa longue crête à une douzaine de kilomètres de distance. Je me suis fixé comme but de passer de l’autre côté ce soir. Le sol devient de plus en plus âpre. La rocaille succède progressivement à la toundra. Il n’y a plus aucun oiseau, plus aucun renne. La végétation s’amenuise. Aucun ruissellement d’eau. Aucun lac. Parfois, je traverse certains de ces grands chenaux chaotiques engendrés par le dégel. Ne subsistent alors que des blocs de roche heurtés les uns contre les autres, sur des centaines de mètres, comme un paysage d’apocalypse. La lumière ardente percutant ces pierres acérées donne l’image d’une stérilité aride et dure comme la mort. La marche y est laborieuse.

Puis, au fil des heures, le panorama s’ouvre sur une vaste dépression, indiquant que la pente décline et que je suis passé sur l’autre versant de Falkfjellet. Le premier ruissellement résonne timidement. Presqu’aussitôt, les cris pointus d’un pluvier doré s’y mêlent. Puis ce sont ceux, plus menaçants, des labbes. En milieu d’après-midi, j’atteins la rivière qui centralise tous les ruissellements de la dépression. La vie réapparaît. Les berges sont verdoyantes. Les oiseaux s’activent au-dessus de l’eau. Des alevins frétillent dans le courant, disparaissant en un clin d’œil dès qu’ils voient mon ombre. Et la mélodie distrayante du cours d’eau égaye à nouveau l’espace. Je fais là une pause d’une heure, avec toujours un œil inquiet sur les nuages, quoiqu’il fasse encore très beau.

Le vent s’est levé. Je repars. Après avoir encore gravi quelques effondrements rocailleux, j’accède de nouveau à un grand plateau de toundra, à peine incliné, qui me rapproche insensiblement de Kjoltindan. Visant un col largement évasé entre deux pics, je m’y dirige en droite ligne. Au bout d’une heure et demie de marche, la montagne est devant moi, beaucoup moins terrible que tout à l’heure, et le plateau, en se redressant peu à peu, m’y élève sans trop de peine, si ce n’est qu’en approchant du col il me faut encore fouler de la roche concassée. Un fois là-haut, on n’a besoin que de deux mots pour décrire la situation : pierres, et vent. Le triangle formé par trois pics délimite une zone que l’on pourrait faire passer sans difficulté pour une vue de Mars, ou de n’importe quelle autre planète. Je pose mon sac et escalade un imposant surplomb rocheux constituant l’un des sommets de la chaîne montagneuse. Bien que je ne sois qu’à une hauteur de 600 m, le spectacle de l’immense étendue désertique se déployant en éventail sous mes yeux est une chose indescriptible. Juché sur un amoncellement d’énormes blocs, je reçois l’air propulsé à près de 100 km/h par toute la plaine. Je photographie, en affrontant le vent, l’immensité vide qui rugit.

Je récupère le sac à dos et poursuis mon chemin à travers la zone martienne. Celle-ci est étrangement recouverte d’un sable fin et clair, d’origine mystérieuse. De ce sable, émergent par endroit des rochers sculptés de manière grotesque par le vent, et qui se dressent, isolés, dans une intemporalité absolue. Le fait de passer derrière le surplomb m’abrite suffisamment du vent pour que je sois soudain immergé dans un silence qui, joint au caractère extra-terrestre du décor, fait éprouver une sensation de solitude rare. Lentement, je redescends de la montagne par le flanc ouest, en traversant encore un passage constitué de blocs qui résonnent sourdement sous mes pas. La pente me conduit alors assez rapidement vers une vallée austère et minérale où j’ai prévu de bivouaquer. Mais en découvrant la vallée, je redoute deux choses : tout d’abord, que la rivière indiquée sur ma carte ne soit à sec en ce moment; et d’autre part, qu’il n’y ait pas le moindre carré d’herbe où je puisse planter la tente. Peu après, le bruit d’un torrent me rassure quant à l’eau. En revanche, d’un côté comme de l’autre, il n’y a que de la pierraille, et pas un mètre carré où je puisse m’étendre. Je longe le torrent sur quelques centaines de mètres en aval, et parviens finalement à trouver une petite étendue de terre et d’herbe. Je monte la tente avec grand soin, car la force du vent s’est amplifiée, et le souvenir de certaines tempêtes islandaises me hante.

En fin de soirée, après m’être longtemps penché sur les cartes afin d’étudier la voie qu’il serait le plus raisonnable de prendre demain, je m’aperçois, en mettant le nez dehors, que toute la partie supérieure de la montagne est en plein rougeoiement. Aussitôt j’enfile un pull, un K-way, et gravis en courant l’autre versant de la vallée, afin de retrouver le soleil et de voir comment il illumine les espaces encore inconnus qui s’étendent de l’autre côté de la montagne. Seulement, l’arrondi est interminable, et le soleil se dérobe. J’accède enfin au plateau dont je photographie aussitôt le chaos de pierres aux faces incandescentes. Et quand le soleil a disparu, je photographie encore les lointains fondant leurs ombres bleues et violacées les unes aux autres. Mais autant là-bas ces lointains semblent apaisés et endormis, autant ici le vent devient absolument furieux et glacial.

Une fois redescendu vers la tente, je m’inquiète de voir le vent soumettre la toile à des battements trop violents qui, à la longue, pourraient la déchirer. Je la consolide alors le mieux possible en la tendant, entre les piquets, avec de lourdes pierres, en prenant soin d’intercaler une épaisse couche de mousse afin que le frottement ne fragilise pas la toile. Près du torrent, je trouve une anfractuosité dans la roche, comme une petite grotte, parfaitement protégée du vent et de la pluie, et que je retiens comme un refuge possible en cas d’avanie pendant la nuit.

Il est déjà près de 1 h. Des nuages véloces commencent à courir sur le dos de la montagne comme une horde sauvage. À peine suis-je rentré sous la tente qu’il se met à pleuvoir. Mon abri est secoué dans tous les sens. Des salves de pluie fracassante tambourinent sur la toile en permanence, de sorte qu’il est impossible de s’endormir. Emmitouflé dans mon duvet, j’ai l’impression qu’un bouleversement des éléments se produit derrière la fine membrane de ma tente. La dernière fois que je regarde l’heure, il est 4h30 passées.

EXTRAIT N°3 (pages 51 à 53) :

Samedi 4 août 2007

Il y a des endroits où l’on se demande comment font les gens pour y vivre. Encore sommes-nous en plein été. Et même en cette période-là, sensée être la plus active de l’année, ici à Berlevag, on n’a envie que de partir ou de mourir. D’ailleurs, peut-être sont-ils tous déjà partis, ou morts. À considérer le taux de présence humaine dans les rues, ce serait une explication possible. Le sentiment qui domine en jetant un coup d’œil sur cette ville, c’est "à quoi bon ?" À quoi bon maintenir une activité quelconque ici ? À quoi bon partir en mer le matin, si c’est pour revenir ici le soir ? C’est probablement ce sentiment qui a plongé dans la ruine et la vétusté certaines installations portuaires sur pilotis, assez belles pourtant. Toutes sortes de déchets encombrent le port. Mais à quoi bon les enlever ? Quand je demande au tenancier du terrain de camping s’il y a un téléphone public ici, il me répond : "Non. Ça aussi c’est parti, avec le reste…" Et ses efforts pour redonner par le tourisme un peu de vitalité à son village ne peuvent cacher les grands cernes noires qui ont eu tout l’hiver pour se former.

Il expose des photos qu’il a prises des alentours avec l’intention de faire valoir sa région. Malheureusement, je dois dire que c’est en partie à cause de ces photos que je renonce finalement à faire la randonnée pour laquelle je suis venu ici… De toute façon, j’ai pris beaucoup de retard dans la rédaction de ce journal, et il faut que je le rattrape. C’est donc ce que je m’emploie à faire une partie de l’après-midi, alors que résonne, à l’écart du village, un étrange concert de motos, concert où se mêlent des moteurs de différents calibres, aux sons hétérogènes et aux intensités variables, suivant les creux et les bosses du terrain de cross où ils tournent en rond.

En fin d’après-midi, je vais me promener un peu dans la vallée voisine. La région est caractérisée par une roche en mille-feuilles qui, par endroit, émerge du sol verticalement, comme des lames de rasoirs fichées en terre. Je photographie une zone d’arbustes morts, dont les rameaux secs et blancs s’entrecroisent chaotiquement comme du Pollock. Puis je m’empêtre dans des buissons, selon une vieille habitude, avant de me faire piéger par une rivière dont je dois remonter le cours afin de pouvoir la franchir. Enfin, juste avant de rentrer au village, je photographie d’anciennes installations de séchage du poisson, comme des charpentes d’églises traversées par le vent.

Journal de Norvège


Les rares autres clients du camping sont des Allemands un peu âgés. Qui d’autre que des Allemands un tel endroit peut-il attirer ? Ah oui ! Moi… Je ne parle même pas leur langue, pourtant. En soirée, je vais au salon rédiger mon journal, alors qu’ils s’y trouvent aussi. Comme souvent avec les Allemands, l’ambiance est lourde. Chez eux en effet, le respect de la tranquillité de l’autre prend en général la forme d’une discrétion pesante et mortifère, une discrétion qui envahit toute la pièce, qui empêche de respirer. À quoi cela tient-il ? Il faudra y réfléchir un autre jour.

À 22 h, toutes mes affaires emballées et la tente pliée, je remets mon sac sur les épaules et tourne le dos à Berlevag. Je n’avais pas prévu d’en partir aussi vite, mais à quoi bon rester ? Je rejoins le quai d’accostage de l’express côtier de la compagnie Hurtigruten, qui déjà s’approche de la rade. Hier soir, j’étais le seul à débarquer ici. Aujourd’hui, je suis le seul à embarquer. C’est comme s’ils avaient affrété ce monument flottant juste pour moi.

Je quitte la péninsule de Varanger pour celle de Nordkinn, qui est la partie continentale de la Norvège la plus au nord. Ce bâtiment est un peu moins grand et moins luxueux que celui d’hier. Après l’avoir tout de même visité de fond en comble, je m’installe au salon panoramique, devant les grandes baies vitrées, afin de travailler au journal. J’ai ainsi l’occasion de constater que le soleil, même en ce début d’août, ne passe toujours pas sous l’horizon. Seul un tiers à peine du disque solaire plonge dans la mer, avant d’en ressortir imperceptiblement. À terre, il y a toujours un relief suffisant pour l’occulter et donner l’impression qu’il se couche.

À l’approche de Nordkinn, la côte prend un caractère d’une autre dimension. Ce ne sont que falaises abruptes, hautes de 300 m, tantôt dressées comme des remparts, tantôt crevassées et effondrées, tantôt excavées et formant des criques, tantôt hérissées de pyramides et d’aiguilles, tantôt affaissées vers des vallées inaccessibles. Les strates, malmenées par les forces telluriques, ne sont jamais horizontales, mais obliques ou verticales. Des plages de galets, et parfois de sable, s’étalent de place en place au pied des murailles. En ces "heures pâles de la nuit", l’absence de couleur trempe ces falaises dans l’encre grise d’un souvenir vague, le souvenir d’une cité perdue qu’un roi fou aurait murée, par mélancolie, pour l’éternité. Là-bas encore, je voudrais aller. Je voudrais arpenter ces dômes, explorer ces criques. Mais le courage me manque. Comment dompter ces falaises bâties pour repousser l’océan ? Pourtant, des gens vivent là. Le bateau s’enfonce dans une sorte de golfe, du fond duquel des rangées de montagnes taillées en lames de scie pointent vers le large : Mehamn ! Initialement, par le seul examen des cartes, j’avais prévu de descendre là. Et puis, sous l’influence de mon guide, j’ai finalement choisi l’escale suivante, Kjøllefjord. Depuis longtemps, tout le monde est couché sur le bateau. Je suis seul à présent dans le salon panoramique, passant d’un bord à l’autre pour voir, à travers les baies vitrées, ce décor inimaginable. L’imposant navire glisse lentement dans le port, trop étroit pour lui, et surplombe une ville endormie, serrée entre les griffes de montagnes blafardes. J’hésite longtemps à descendre ici, bien que mon billet soit pour Kjøllefjord. Mais l’énergie me manque. Quel endroit extraordinaire ! Pourquoi n’ai-je pas suivi mon intuition ? Le bateau repart, dans le silence.

Nous passons devant Kinnarodden, le véritable Cap Nord du continent européen, puisque l’autre est situé sur une île. Aller là-bas, bien sûr ! Mais où trouver la force ? J’ai maintenant l’impression d’être l’unique passager de cet énorme navire. Sur tous les étages, je n’ai rencontré que trois membres d’équipage qui discutaient de façon désœuvrée.

Enfin, à 3h30, nous entrons dans Kjøllefjord. Le village est coincé au fond d’un fjord, entre la mer et la montagne. Je m’inquiète de la possibilité de trouver un endroit où planter ma tente. Je sais qu’il n’y a pas de terrain de camping. Or l’espace qui n’est pas pris par les maisons est occupé par des rochers. Et le reste, c’est le port. À nouveau, je suis le seul à débarquer. Je me dirige vers de vagues terrasses repérées depuis le bateau, le long de la route qui mène à la fin du village. Une femme lisant, assise sur les marches de sa maison, me regarde passer, surprise, me sourit, et répond à mon salut. Au-dessus d’un massif d’épilobes, je trouve un bout de terrasse sauvage qui, après en avoir dégagé quelques pierres, convient parfaitement pour la tente, avec une vue sur le village. Le soleil, encore invisible de ce côté du fjord, illumine déjà les montagnes d’en face. Satisfait, je ne me couche pas avant 5h.

EXTRAIT N°4 (page 68) :

16, 17 et 18 août 2007

Trois jours à Oslo. Impressions très vives d’Edvard Munch, que je connaissais mal finalement. Rarement j’ai senti chez un peintre l’impression qu’il ne pouvait faire autrement que de repartir à zéro pour chaque nouvelle toile, comme s’il remettait tout en question à chaque fois, sa technique, sa compréhension des choses, tout. La notion de technique, ou même de style, ne semble d’ailleurs pas exister pour lui. L’image prend forme en étant mue par une nécessité viscérale qui est son seul guide, au cours de luttes harassantes où chaque coup de pinceau ressemble à un engagement existentiel. Même au terme de sa carrière, une fois la reconnaissance acquise, l’inquiétude, le vertige de la toile blanche qu’il faut occuper, la fragilité de l’ignorance et la puissance de la nécessité, sont là comme elles étaient chez le jeune peintre maladif et névrosé. Au fond, le plus incroyable chez Munch, c’est qu’il ait vécu 81 ans et qu’il soit resté actif, tant est forte la sensation qu’il a peint chaque toile avec un pied dans la tombe.

Vigeland est un peu l’antithèse de Munch : vigueur, boulimie, santé insolente, exaltation du corps, et surtout une impression de répétition interminable, de cantonnement un peu aveugle.

Grønland, le quartier des immigrés, situé derrière la gare, est peut-être le quartier le plus intéressant d’Oslo, au demeurant ville agréable dans son ensemble. On peut y manger turc, pakistanais, indien, pour moins cher qu’ailleurs. La communauté indienne doit être importante car la mairie lui a consacré une grande soirée, près du port de plaisance, vendredi soir, avec des spectacles traditionnels et modernes, des danses, de la gastronomie, du rock et de la techno, tout cela exclusivement indien bien sûr, et devant une foule à 90% indienne.

Comme je dois être à l’aéroport très tôt le dimanche matin, je passe une nuit blanche dans les rues d’Oslo, saisie dans la fièvre du samedi soir. C’est quelque chose comme Reykjavik, mais dans des proportions décuplées. La ville entière est rassemblée dans les pubs, ou dans les portions de rues entre les pubs, qui s’égrènent à peu près tous les vingt mètres. À 4 h du matin, ça continue aussi fort. Scènes de folie, d’ivresse, de joie, de prostrations, de bagarres, sitting sur les trottoirs, une bouteille à la main, l’œil stoned, bitume jonché de détritus, verres brisés, hurlements primaires, scènes de ménages, scènes d’amour, frite-kebab, transe techno, gyrophares de police, etc… Paris à côté ressemble à une petite ville de province où plus rien ne bouge après 21 h. Je finis la nuit dans la gare routière en attendant la navette pour l’aéroport.