L’île innommable, et autres paysages tabous
20 épreuves jet d'encre sur papier Hahnemühle FineArt Rag (mat), 70 X 50 cm

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RÉSUMÉ

La friche est la part maudite du paysage. Pas encore vraiment sauvage, mais déjà plus organisé, ce petit coin de nature, impraticable et inutile, est le mal-aimé du paysage. Il n'inspire ni profit à l'agriculteur, ni sécurité au promeneur, ni esthétique à l'artiste. À peine commence-t-il à intéresser l'écologue. En fait, la friche est au paysage ce que le marginal est à la société : quelque chose de pouilleux, qu'on ne veut pas voir, qui apitoie et qui inquiète en même temps, dont l'état d'abandon semble provenir d'une blessure ancienne, et sur quoi l'on craint de projeter son propre devenir - hantise inavouée.

Or on a raison. Car la friche est bel et bien un paysage d'après la catastrophe. Non-lieu hors du temps, c'est un trou noir du territoire, une brèche qui ouvre à la fois sur un monde "d'avant l'Homme", originel, primitif, foisonnant, et sur un monde "d'après l'Homme", envahi, désorganisé, anarchique. C'est aussi un endroit où résonne un nouveau type de silence, celui qui vient après le bruit de l'homme, celui qui marque sa grande absence. Enfin, la friche est le paysage de la honte et du refoulé. Elle est l'image d'une nature outragée, fragilisée par la violence de l'homme, puis abandonnée à un long dérèglement, dans un obscur enchevêtrement de dévastation et de résilience. Farouchement vivace en effet, elle est, dans son désordre même, une nouvelle origine du monde.

Au nord de l'île de Chatou, à deux pas de la Grande Arche, disparaît actuellement la plus grande friche d'Île de France. Longue entaille virginale dans l'espace parisien, joliment située au bout de l'Axe Historique, en elle sont venus s'abîmer plusieurs siècles de mutations. Il se trouve qu'en 1989, alors étudiant en Arts Plastiques - et accessoirement explorateur de banlieue, je fis de ce territoire oublié ma terra incognita. Quand j'y revins de nombreuses années plus tard, son évolution fantastique me donna l'envie d'en composer une image, un paysage. Paysages Tabous naquit là, dans cette île innommable, et se prolongea ensuite sur d'autres lieux du même genre.


HISTORIQUE DU PROJET

L'origine de Paysages tabous remonte à une trentaine d'années. Étudiant en Arts plastiques à Paris 8, récemment arrivé de province, j'avais alors l'habitude, équipé de mon Nikon FM2, de faire de longues marches d'exploration à travers la banlieue. À partir d'une carte sommaire de la région parisienne, je supposais que tel ou tel parcours était susceptible de receler des lieux intéressants, sans que je puisse dire à l'avance quoi.

Ce que je cherchais sans le savoir, c'étaient des lieux intermédiaires, délaissés, à l'écart des territoires aux fonctions bien définies. Ce pouvait être des sites industriels abandonnés, des no man's lands parsemés de vestiges, ou quelque rivage oublié de la Seine.

Ces lieux avaient en général deux traits communs : d'abord, ils étaient déserts. Je les traversais le plus souvent sans rencontrer personne. Cet abandon leur conférait d'emblée une dimension énigmatique assez séduisante. Ensuite, ils présentaient des recoins et des marges, où la végétation s'était installée sauvagement depuis des années. Ces friches m'attiraient car elles évoquaient, par leur exubérance anarchique, des bouts de jungle primitive, qui détonnaient dans l'univers urbain environnant. Toutefois, leur petitesse et leur densité impénétrable n'en faisaient pas des lieux qui se prêtaient à l'exploration.




île de Chatou en décembre 1989 - photo : Hervieu
L'île de Chatou en décembre 1989
(photo : Hervieu)


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En février 1989 je découvris la partie nord de l'île de Chatou : d'abord un complexe EDF, suivi d'un terrain de golf, puis un chemin broussailleux qui s'enfonce peu à peu dans une zone abandonnée de 2 km de long, s'étirant jusqu'à la pointe de l'île.

Plus j'avance, plus je suis saisi par l'étrangeté du lieu : ni forêt, ni campagne, mais une végétation sauvage et envahissante, qui monte à l'assaut des arbres et des pylônes électriques, qui s'empare des clairières, qui mord sur l'unique et fragile sentier. Pas une âme jusqu'au bout de l'île, qui peu à peu s'amincit en queue de serpent.

Ce territoire - je l'appris beaucoup plus tard – était et reste la plus grande friche d'Île-de-France. Durant ces lointaines années, ce fut mon refuge, ma terra incognita, mon Nil dont je remontais chaque fois le cours jusqu'à sa sauvage origine. Puis je n'y mis plus les pieds pendant longtemps...

… Jusqu'en Décembre 2013. Plus de 20 ans s'étaient écoulés. Rien n'avait changé. Ou plutôt la friche s'était considérablement épaissie, au point que les 400 derniers mètres étaient devenus impraticables. C'était comme un paysage de Max Ernst. Le lieu avait acquis une véritable autonomie. De plus, il répondait parfaitement à ce qui m'attirait dans certains paysages, entre l'évocation d'un monde originel et la préfiguration d'un monde post-humain. C'est pourquoi je ressentis l'urgence de le photographier en bonne et due forme.

Ainsi germa l'idée de Paysages tabous. L'île de Chatou en constitue le noyau, auquel se sont greffés d'autres lieux similaires, plus modestes.

L'ÎLE INNOMMABLE

Tout d'abord, qu'est-ce que cette île ? La nommer n'est pas simple, mais la définir non plus. Historiquement, elle est en partie artificielle. Dès le 17ème siècle en effet, on commença de réunir ce qui n'était qu'un chapelet d'îlots, notamment pour les besoins de la Machine de Marly, qui alimente en eau les fontaines du Château de Versailles. L'île actuelle, longue de 12 km, couramment appelée île de Chatou, en est le résultat. Les derniers îlots réunis, aux 18èmes et 19ème siècles, s'appelaient l'île Fleurie et l'île Saint-Martin – aussi appelée "île de la Morue". Ils correspondent aujourd'hui à la zone en friche, située au nord. Ainsi, plus que l'île de Chatou, le véritable lieu de ce travail sont ces deux îles, ou leurs fantômes.

En 1837, avec la création de la ligne de chemin de fer Paris-Le Pecq, cette grande île verdoyante, baignée par une Seine encore propre, devient accessible aux Parisiens, et sa partie nord s’égaye de guinguettes. Celles-ci sont fréquentées par Maupassant, Renoir et Monet, qui ont peint là certaines vues, d'où le nom d'île des Impressionnistes, adopté plus tard.

À la fin du 19ème siècle, l'accroissement de l'industrie, de l'agglomération, du trafic des péniches, dévalorisent le site. Les guinguettes deviennent mal famées et agonisent au milieu du 20ème. Enlaidis, ces terrains bon marché accueillent, en 1945, un centre de recherche EDF. Au-delà, des familles ouvrières portugaises s'installent dans les années 1960, évitant le bidonville de Nanterre tout proche, et créent là une sorte de bidonville rural, émaillé de potagers. Plus loin encore, des étudiants nanterriens squattent ce qui reste de la guinguette Lemaire. Puis quelques marginaux hantent la friche de façon discontinue, tandis qu'en face, sur la rive gauche, le port fluvial, le dépôt de bus, la prison et les camps tziganes achèvent le déclassement de la zone.

Dans les années 1980 cependant, l'eau redevient attractive : on imagine de réhabiliter l'île. Au sud, on crée un parc de loisirs. Au nord, au-delà du centre EDF, à la place des cabanes portugaises, s'ouvre un golf. Mais au-delà, on ne sait plus quoi faire : cette fin d'île, en friche depuis des décennies, est scandée de pylônes électriques, de ponts ferroviaires (lignes Paris-Normandie; RER A) et autoroutier (A14) qui compliquent tout aménagement. D'autant qu'il n'y a pas d'autre moyen de quitter l'île que de refaire le trajet en sens inverse, jusqu'au pont de Chatou, soit 5 km...

Pourtant, créer un nouvel accès au bout de l'île serait possible, mais les élus de Carrières-sur-Seine (rive droite) s’y opposent : ils redoutent un flux de populations indésirables (pauvres, immigrées, Tziganes) venant de Nanterre la Communiste (rive gauche). De plus, la végétation de l’île cache opportunément, aux yeux des riverains de Carrières, la triste vue sur cette rive gauche. Ainsi, le maintien d’un espace vide renforce l’effet barrière du fleuve, et garantit le sentiment de tranquillité de la commune, sur le plan social et paysager.

Tout ceci explique que la friche ait perduré si longtemps au nord de l’île, situation exceptionnelle dans un contexte urbain aussi important. On est en effet aux portes de la Défense. Mais ce qui la rend encore plus singulière, c'est qu’elle se trouve précisément au bout de l'Axe Historique : chemin des rois vers Saint-Germain-en-Laye, voie des conquêtes napoléoniennes, tracé de l’urbanisme républicain, c'est l'axe du pouvoir par excellence, qui débute avec la statue de Louis XIV au Louvre, passe par la Concorde, les Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe, l’avenue de la Grande Armée, et continue jusqu'à la Défense et la Grande Arche, symbole du prolongement de cet axe et de la puissance illimitée de l’État, pour finir tout droit dans les ronces et la broussaille de l'île de la Morue!

Tache innommable, il convenait de rendre un peu d'honorabilité à cet espace. D'autant qu'à partir des années 2000, les terrains situés entre la Grande Arche et la Seine (face à la friche) font l'objet d'un vaste programme d'aménagement. Ainsi, vers 2010, la pointe de l'île (commune de Bezons) gagne deux titres : Espace Naturel Sensible et Espace Boisé Classé. Ces protections impliquent une gestion écologique et un certain entretien, donc une action humaine.

Mon travail de prises de vue s'étala de décembre 2013 à janvier 2016, alors que j'ignorais ces statuts et qu'aucune action n'était encore visible sur le site.

2017 : le projet Éole (prolongement du RER E) nécessite la création d'un troisième pont ferroviaire au bout de l'île, doublé d'une passerelle qui en donnerait l'accès aux piétons. Cela implique l'érection de 6 piles, avec tous les aménagements qui en découlent. Parallèlement, le Conseil du Val d'Oise souhaite "renaturer" cet espace et l'ouvrir au public, après déclassement de l'EBC. D'ors et déjà, un nettoyage a débuté. C'est la fin de la friche.

Sources :
- Jean Gardin, "La friche de l'île de Chatou, ultime frontière de l'axe historique de Paris ?", in : L’Espace géographique 2006/2 (Tome 35), p. 163-176. éd. Belin
- Blog Bezons-environnement : - Article Agora Novembre 2016 : Impact du projet Éole sur les berges de Seine, Emmanuelle Wicquart

PAYSAGES TABOUS

Par définition, la friche exprime un abandon par l'homme. Un espace autrefois investi et modelé par des pratiques agricoles, industrielles ou autres, se retrouve livré à lui-même, c'est à dire à la nature. L'abandon n'existe pas dans la nature, on n'y voit que des transformations dynamiques. Mais pour l'homme, un espace abandonné est un non-lieu : inutile, il n'est plus rien. C'est un blanc sur une carte, un trou noir du territoire, au mieux une zone d'activités marginales (cueillette, chasse, errance...) pour des individus potentiellement louches.

Toutefois, la friche se définit aussi comme un état transitoire. Elle est un vide générateur de nouveaux usages. La conversion arrive en général au bout de quelques années ou décennies. Mais quelque soit la durée de cet intervalle, la friche est pour l'homme un espace hors du temps. Là où l'homme n'a pas à faire, le temps n'existe pas. C'est comme un outil que vous avez oublié dans un coin durant des années : pendant cet intervalle, il était en dehors de votre temps ; dès que vous le réutilisez, il en fait à nouveau partie.

Toutefois, ce qui est hors du temps pour l'homme ne l'est pas pour la nature. Celle-ci agit sans perdre un instant sur tout espace qu'on lui abandonne. Et si on l'abandonne longtemps, elle y travaille beaucoup. C'est ce stade avancé de la friche qui m'intéresse ici. Quelle image nous renvoie une friche qui se pérennise ?

D'abord, elle acquiert au fil des ans une forme exubérante, enchevêtrée et anarchique, qui, combinée à une présence humaine quasi nulle, évoque, dans l'imaginaire romantique, quelque chose d'originel et de primitif. Les différentes strates (arborescente, arbustive, herbacée, muscinale) s'entremêlent dans une compétition désordonnée vers la lumière, et sont souvent reliées par une végétation grimpante particulièrement profuse. On pense à un monde "d'avant l'Homme" où la nature, libre de toute pression extérieure, s'épanche en un foisonnement sauvage, difficilement pénétrable, qui rappelle la forêt primaire.

Mais plus encore, ce stade avancé de la friche semble anticiper, en modèle réduit, le monde "d'après l'Homme". Sa structure anarchique est la marque de l'abandon par l'homme, plus que d'un état primaire. Du retrait de l'homme naît ainsi un paysage nouveau, où la nature tente de se réorganiser en masquant peu à peu les signes de l'occupation humaine. Une fois ceux-ci invisibles, seul demeure le dynamisme silencieux mais effréné de la croissance végétale envahissant l'espace. À l'exubérance cacophonique de la nature, se mêle un mystérieux sentiment d'absence. C'est un paysage hanté par l'absence. Le silence y résonne comme l'assourdissement après l'explosion. On pense cette fois à la "zone" de Stalker, le film d'Andreï Tarkovski, et bien sûr à Tchernobyl : des lieux tabous, interdits, produits aberrants de l'inconséquence humaine, mais qui paraissent en même temps concentrer, de manière surnaturelle, tous les fantasmes.

La friche est donc un paysage d'après la catastrophe, fusion de vitalité et de morbidité, un non-lieu hors du temps, qui semble ouvrir une brèche sur des périodes infiniment lointaines, aussi bien avant l'Homme qu'après l'Homme. C'est un coup d’œil, ou plutôt une extrapolation, sur le monde avant nous et après nous.

Évolution du rapport homme/nature sur une parcelle de terrain - frise
Évolution du rapport homme/nature sur une parcelle de terrain

Enfin la friche, c'est le paysage de la honte et du refoulé. Coin de nature souillé, défiguré, puis abandonné quand il n'est plus d'aucun bénéfice, c'est un peu la victime silencieuse d'un viol. Son forfait accompli, l'homme en détourne le regard et finit par oublier la victime et le crime. Les deux continuent pourtant d'exister, et la friche est l'image de ce qu'ils deviennent : un petit arrière-monde, relégué loin des yeux, à la fois pourrissant et bouillonnant, où travaillent en secret la mauvaise conscience et le ressentiment vengeur. Car la friche est aussi un lieu où prolifèrent les espèces envahissantes, pensées nuisibles se développant d'abord dans les recoins d'un esprit fragilisé, et qui peu à peu s'installent et colonisent tout l'espace psychique.

Territoire outragé et abandonné, la friche représente l'état de désorganisation / réorganisation d'un être traumatisé. Ruine de la nature, elle est en même temps l'expression de sa résilience, fascinante ou terrifiante : l'image d'une nouvelle origine du monde.

ÉCOLOGIE DE LA FRICHE

Dans un premier temps, l'ensauvagement d'un terrain abandonné présente un fort intérêt écologique, aussi bien en milieu urbain que rural. En effet la biodiversité y augmente pour deux raisons principales : d'une part l'absence de contraintes permet à la fois aux espèces déjà présentes de s'y développer, et aux espèces du voisinage de s'y installer (si bien qu'en ville, par exemple, les friches cumulent les espèces locales et certaines espèces exotiques des jardins). D'autres part, une friche jeune est un milieu ouvert, exposé à la lumière, donc favorable aux plantes héliophiles, qui vont elles-mêmes profiter à tout un cortège d'insectes, qui vont eux-mêmes polliniser et bénéficier à des oiseaux, etc. La friche devient alors un véritable réservoir de biodiversité qui pourra interagir avec d'autres écosystèmes voisins, et renforcer ainsi le réseau écologique d'une région.

Toutefois, la dynamique d'une friche entièrement livrée à elle-même tend peu à peu vers une diminution de l'intérêt écologique, encore pour deux raisons principales : d'abord, c'est un milieu privilégié pour les espèces envahissantes. Leur capacité d'adaptation va rapidement leur permettre de dominer et d'étouffer les autres espèces, rompant ainsi la diversité des interactions engagées. Puis, au fil des ans, l'élévation et la densification de la friche vont diminuer la pénétration de la lumière, réduisant ainsi la progression des espèces héliophiles, ainsi que de celles qui en dépendent. Sans compter qu'en se refermant, le milieu va s'homogénéiser. Les espèces envahissantes seront donc les principales gagnantes d'une pérennisation de la friche, même si elle peut aussi constituer un habitat intéressant pour divers oiseaux, petits mammifères, etc.

Ainsi, paradoxalement, la non-intervention de l'homme n'est pas favorable écologiquement à la friche. Il convient en fait d'agir, notamment pour contenir l'avancée des espèces envahissantes, et pour maintenir différents stades d'évolution, de la prairie à la forêt, en vue d'obtenir une mosaïque de milieux, par exemple au moyen de fauches raisonnées ou d'un pâturage extensif.

Hors de toute intervention humaine, et indépendamment des espèces invasives, trois facteurs fondamentaux limitent beaucoup la possibilité pour une friche d'évoluer spontanément vers un écosystème mature, équilibré et diversifié :
1) sa taille, modeste, qui restreint la diversité ; 2) son isolement, qui empêchent les interactions enrichissantes et structurantes ; 3) le temps qu'on lui laisse pour s'organiser (il faudrait au moins un siècle).

Ainsi, pour qu'une friche se transforme en un milieu naturel qui se rapproche d'un climax écologique (stade ultime, comme dans une forêt primaire), il faudrait qu'elle soit dans une échelle de temps et d'espace incomparablement plus grande que celle qui est la sienne dans nos régions anthropisées. Cela signifie qu'il faudrait que l'homme se soit retiré d'un très vaste territoire pour une très longue durée, ce qui ne serait pas bon signe pour lui...