9 > 4 juillet 2023
" ...Quand on voyage ainsi, les difficultés et les découragements ressentis par moments semblent souvent, presque par un effet de symétrie du hasard, devoir être compensés par d’autres moments hors du commun, comme par exemple un arc-en-ciel saluant votre installation devant un paysage exceptionnel, ou comme deux mamies qui vous servent le gîte sur un plateau, sans que vous n'ayez eu besoin de commencer à le chercher..."
Journal d'Irlande - Extrait N°3
Dimanche 9 et lundi 10 juillet : Deux jours à Dublin. Il a plu presque tout le temps. Ma découverte de la capitale s’en est trouvée quelque peu limitée. Mais j’ai au moins compris, à certains détails repérés dans le bâtis, que l’humidité imprégnait cette ville, qu’elle participait de son identité. Les axes principaux, les monuments officiels, avec leurs façades en pierre grise et imperméable, échappent à cela. Mais dès qu’on s’immisce dans les rues secondaires ou dans les impasses, on tombe sur de larges pans de murs déliquescents, gagnés par les moisissures et par les mousses. Souvent même, on voit toutes sortes de poussées végétales, jusqu’à des arbustes, coloniser les fissures ou les rebords de fenêtres, les gouttières ou les toits. Comme si la ville était soumise en permanence à la contamination par l’eau et que, épuisée par sa pénétration lancinante, elle lui abandonnait ses parties les moins précieuses.
Il y avait de bonnes photographies à faire, d’autant qu’en général mon humeur se reconnaît dans l’humide. Et sous la pluie n’importe quel sujet revêt une densité particulièrement photogénique. La lumière semble pénétrer la matière en profondeur, et l’image gagne en intensité. J’aurais donc dû photographier. Seulement je n’en ai pas trouvé la motivation. Je me sens plutôt fébrile, voire un peu malade. Je n’ai pas eu l’énergie suffisante pour m’éloigner du centre et vagabonder au hasard des faubourgs, comme il aurait fallu. Et puis, avec mon appareil numérique assez lourd, je ne suis plus un photographe aussi agile qu’avec un Nikon FM2 dans les rues de Glasgow en 2004.
Je ne peux pas dire que ces deux jours ont suscité une grande excitation, mais je mets ça sur le compte de ma fébrilité. Pourtant, en arrivant samedi soir de l’aéroport, mon bus étant pris dans un embouteillage provoqué par l’imminence d’un match de foot - ou de rugby, j’avais regardé avec un certain plaisir, à travers la vitre, ce défilement ininterrompu de supporters sur les trottoirs, presque tous, hommes, femmes et enfants, arborant les couleurs de l’une ou l’autre des deux équipes, mais se mélangeant les uns aux autres de façon très naturelle et joyeuse, une bière à la main et un sourire aux lèvres, sans le moindre signe de tension ou d’agressivité, exactement comme si la bonne entente entre les deux parties était totalement indépendante de la victoire ou de la défaite de leur équipe respective. Ils étaient simplement tous Irlandais. La lenteur du bus me permettait aussi d’apprécier l’évolution de l’urbanisme, depuis les faubourgs les plus éloignés du centre, avec leurs pavillons et leurs jardinets, leurs maisons basses, en briques, leurs boutiques aux enseignes larges et aux typographies particulières, qui rappellent les photographies anciennes des rues de New York, jusqu’aux bâtiments de plus en plus imposants à mesure qu’on s’approche du centre. Tous ces décors, et les personnages qui passaient devant, m’inspiraient de longues déambulations et de belles captures photographiques. Mais le courage m’a manqué.
Je suis installé au Ashfield hostel, un hôtel pour « backpackers » (on désigne ainsi les voyageurs en sac à dos), en plein centre-ville, dans un dortoir à 18 lits, mixte, chose qui n’éveille aucun comportement particulier des usagers et usagères, du moins en apparence, tant chacun s’en tient strictement à la fonction hôtelière du dortoir. J’avoue être un peu surpris moi-même par cette mixité, et surtout de voir qu'elle ne gêne en rien les femmes puisqu'elles sont aussi nombreuses que les hommes et qu’elles ne manifestent pas spécialement d’embarras. Toujours est-il que je dors peu et mal. Plus qu’à la mixité du dortoir, j’en attribue la cause aux ronflements - qui le matin se révèlent souvent d’origine féminine - et à mon état de santé. Je sympathise modérément avec un voisin de chambrée qui s’ennuie à mourir et qui, par quelques sourires un peu candides, veut me montrer qu’il cherche à communiquer. Il est Anglais d’origine irakienne. D’environ 40 ans, d’une corpulence un peu forte mais molle, il a l’air de passer l’essentiel de ses journées soit couché, soit assis en tailleur au pied de son lit, rigoureusement sans rien faire, et paraît manifester une aptitude au vide mental qui pourrait le rapprocher des plus grands maîtres Zen. « - Rain, all the time rain », se lamente-t-il d’un ton accablé, alors que dans son pays il fait 40 degrés. C’est la raison de son enfermement volontaire et de son apathie, apparemment.
Vus le musée des Beaux-Arts et le musée d’archéologie. Dans ce dernier, chaque jour, des centaines de visiteurs tournent avec curiosité autour des carcasses desséchées et démembrées de pauvres types ayant vécu il y a plus de 2000 ans, et qu’on a sacrifiés, suppose-t-on, en l’honneur de quelques petits chefs locaux. Je les imagine enfants, jouant, courant, écoutant des histoires le soir, ignorants que, dans un avenir inimaginable pour eux, des touristes venus de pays encore plus inimaginables, feraient un passage autour de leur dépouille désarticulée, simple amas d’os et de cuir brun. L’avenir est décidément imprévisible. Au musée des Beaux-arts, parmi de nombreuses belles choses, je me suis arrêté un moment devant la toile d’une artiste américaine des années 1920, qui, dans la foulée de sa rupture avec son compagnon, a peint, depuis la chambre d’une tour où elle s’était réfugiée, les toits et les rues enneigés de New York, en tons grisâtres et maussades, sans volonté de faire beau, mais avec beaucoup de franchise dans le désarroi et la dépréciation d’elle-même.
Quant au Livre de Kells, il faisait partie de mes priorités en Irlande. Mais l’exposition préalable qui le présente, à la bibliothèque du Trinity College, avec d’immenses reproductions rutilantes et d’une qualité médiocre, est d’assez mauvais goût. Et la déception redouble quand, dans la salle suivante, toute sombre, on s’approche du fameux manuscrit enluminé du 9ème siècle, savamment éclairé dans sa vitrine, comme si on était sur le point de se pencher au-dessus du Saint Graal, et qu’on le découvre ouvert sur une page assez quelconque, et non pas sur l’une de ses pages extraordinairement ouvragées. Il en coûte néanmoins 18,50 euros, somme qu’on est encouragé à gonfler le plus possible dans l’inévitable magasin de souvenirs qui termine le parcours.
C’est peut-être sous l’influence du Livre de Kells et de ses merveilleux entrelacs que, pendant ces deux jours passés à Dublin, et dès samedi dans l’avion, j’ai entrepris, installé dans des cafés ou des pubs, quelques dessins où je me suis efforcé de faire ce que je demande à mes élèves de quatrième chaque année - sans jamais l’avoir essayé moi-même : réaliser dans un carré de petite dimension un travail entièrement libre sur lequel on devra simplement s’appliquer le plus longtemps possible. Objectifs : patience, concentration, obsession de la minutie et du travail bien fait. C’est à cet emploi que j’ai d’abord consacré le carnet prévu pour tenir ce journal. Ce journal, quant à lui, comme pour la déambulation photographique, je n’ai pas eu tout de suite la motivation pour l’écrire. Je n’ai commencé à le faire que ce lundi soir, dans la salle commune de l’hôtel, alors que le réceptionniste sexagénaire, avec un indéniable talent, accompagnait à l’harmonica certains standards de blues, pendant que les autres « backpackers » se cuisaient leurs pâtes.
Dimanche 16 juillet :
. . . Après avoir rempli une gourde à un petit ruisseau, je franchis une clôture et commence à contourner le grand promontoire rocailleux qui surplombe le lac. Une fois de l'autre côté, j’arrive en marge d'un vague plateau au relief irrégulier, constitué d'un terrain tourbeux, très herbu et bosselé, constellé de petits lacs, et hérissé de larges saillies rocheuses. C'est ainsi que se présente l'étendue d'une quinzaine de kilomètres que je dois traverser pour arriver de l'autre côté de cette péninsule. La topologie m'entraîne un peu malgré moi dans une sorte de couloir herbeux, serré d'un côté par une longue barre rocheuse et de l'autre par un lac de forme étirée. Un vent très violent me pousse dans le dos. Le couloir débouche de manière assez brutale au-dessus d’une immense vallée sauvage d'un étonnant vert émeraude, au fond de laquelle gisent deux lacs jumeaux de couleur gris-bleu, séparés par une sorte d’isthme, et en partie couverts de prêles, ou autres plantes aquatiques qui en assombrissent la surface. Vers ces deux lacs convergent, sur le tapis vert des prairies humides, des ruisseaux dessinant des sinuosités complexes. La vue porte loin. A la suite de cette vallée on devine, en contre-bas, celle toute en longueur que j'ai remontée ce midi, et bien au-delà encore les Shehy Mountains, arpentées cette semaine, ainsi qu'une partie de la baie de Bantry, et même l'île au jardin visitée hier, Garinish Island. Le couloir qui m'a amené jusqu'ici ici s’avance en sur-plomb de la vallée. Il finit brusquement par une corniche qui se redresse en faisant office de balcon. Depuis ce balcon large de dix mètres, s'étale idéalement sous mes yeux grands ouverts le majestueux paysage décrit à l'instant. Un peu en retrait, et légèrement à l'abri des plus fortes bourrasques, je parviens à trouver une placette d'herbe relativement plane, prête à recevoir ma tente, si bien que depuis celle-ci, sans effort, je pourrai contempler tout cet étalage de merveilles. Il s'agit probablement, à ce jour, d’un des spots de campement les plus fantastiques que j’ai connus.
Alors que je monte la tente, en l’espace de seulement quelques minutes, des nuées grises s’engouffrent dans la vallée en balayant l’espace de grandes giclées de pluies. Toute une partie de l’immense paysage s’en trouve aussitôt brouillée. Puis, à peine la tente est-elle dressée que le soleil réapparaît, faisant naître un arc-en-ciel qui semble jaillir du fond gris-vert de la vallée pour enjamber les montagnes. Sans perdre une seconde, je me rue sur l’appareil photo et gravis en courant une pente toute proche, jusqu’à un petit éperon depuis lequel, dans une formidable vue plongeante, je peux embrasser tout à la fois la vallée et ses deux lacs, l’enchevêtrement des montagnes, le balcon rocheux avec ma tente, les nuées grises et l’arc-en-ciel, tout cela dans le même cadre. C’est extraordinaire !
Je me rends compte que la scène ainsi décrite peut évoquer chez celui qui se la représente, du fait même de l’accumulation d’éléments séduisants qu’elle concentre, quelque chose qui serait plus proche du kitsch que du beau. Cette impression est d’ailleurs confirmée par la photographie qui en est faite. J’ai déjà connu quelques fois, en Islande surtout, ce sentiment d’impuissance à convaincre, malgré même l’empreinte photographique, du caractère irréel de la réalité, parfois. Il ne s’agit pas seulement d’un lieu ou d’un angle de vue particuliers, même si on a plus de chances de faire ce type de rencontre en s’écartant des chemins et des routes. Il s’agit d’un lieu et d’un moment – d’une lumière surtout. Et aussi d’une disposition d’esprit. Les trois réunis sont exceptionnels. Si on ne recherche pas d’une façon ou d’une autre ce genre d’évènement, imprévisible d’ailleurs, il se peut qu’on ne le connaisse jamais. Or cela vaut le coup d’être mouillé sous une tente, à l’occasion. Ce qui est dommage, c’est que la plus honnête des descriptions, tout comme la plus exacte des photographies, laisseront toujours, dans l’esprit de celui qui lit ou qui regarde une scène pareille, cette impression de kitsch, de « trop beau », qui enthousiasmera de façon superficielle les plus simples, et que les plus raffinés jugeront avec défiance, de sorte que ces descriptions et ces photographies relèveront toujours d’une esthétique boiteuse, et que le sentiment qu’elles inspirent sera toujours ambigu. Leur aspect irréel semble trahir quelque chose de factice, démenti pourtant par celui qui a vu pour de vrai. On ne croira donc jamais complètement ce dont elles veulent simplement rendre compte : le Beau dans le monde. Ce n’est pas la même chose que la beauté façonnée par un artiste, ou celle décelée subtilement par un autre dans la réalité banale. Ici, le Beau est non seulement déjà présent par lui-même, sans l’artiste, mais il saute aux yeux d’une façon qui est probablement universelle. Ce n’est pas comme cette beauté de l’ordinaire, cachée partout, et que seul un regard aiguisé va débusquer et révéler à qui veut bien se donner la peine de la reconnaître. Ce dont je parle ici est la beauté extraordinaire. Elle existe, je l’ai vue quelques fois. Mais il avait fallu la chercher, et chaque fois j’en avais sué.
Au demeurant, si attiré que je sois par la beauté, je n’en suis pas à prendre des postures de yogi devant elle, ou à m’agenouiller, ou à joindre les mains en prière, ou à verser dans l’extase, ou à lui rendre des hommages, autant de poses qui m’ont toujours paru suspectes de complaisance, si ce n’est, dans certains cas, d’hypocrisie, voire de niaiserie. Ainsi, dès que l’évènement se termine, poussé cette fois par l’appel du ventre, je retourne à la tente et me prépare ma tambouille habituelle.
Plus tard en soirée, la vallée se remplit à nouveau de nuages crachant de la bruine. Mais le soleil n’est plus là pour la transfiguration. Le monde s’éteint lentement dans une morne grisaille, totalement déserté par l’extraordinaire. Mais non par le mystère. Couché vers 21h30.
Lundi 17 juillet :
. . . Je commence à lever le pouce au moment où trois voitures sont à l'approche. Après que les trois m'aient dépassé sans ralentir, la première s’arrête assez brutalement, gênant ainsi beaucoup les deux suivantes. Ce sont deux mamies. Elles vont à Kenmare. « - Get in the car ! ».
Les deux mamies sont des américaines originaires de Kingston, ville de vingt mille habitants située à une centaine de kilomètres au nord de New York, non loin de Woodstock. Elles louent une maison à Kenmare. La conductrice, Jeanne (prononcer « djiin »), petite femme un peu ronde avec un long nuage de cheveux blancs flottant sur les épaules, vient en Irlande presque chaque année depuis plus de vingt ans, en particulier dans cette région du Kerry. Son lien avec l’Irlande tient en sa passion pour la tradition musicale et vocale celtique. Elle chante elle-même et semble avoir réalisé quelques albums, ici ou aux États-Unis. L’autre femme s’appelle Joan. Étant assise à l’arrière, il est plus difficile de converser avec elle et je n’ai pas bien vu son visage. Elle accompagne son amie mais ne paraît pas avoir la même attache sentimentale ou artistique avec le pays. Jeanne m’explique que les années Covid ont été difficiles pour elle étant donné qu’elle ne pouvait pas faire son « pèlerinage » habituel en Irlande, et c’est d’ailleurs la première fois qu’elle y revient depuis les confinements.
Je suis assis devant à la place du passager, c’est à dire à gauche, et du fait de ces routes irlandaises si étroites, j’éprouve un certain malaise à voir les voitures venir en face. Il n’y a pas un mètre d’espace entre deux véhicules qui se croisent, et l’aile gauche de notre voiture est régulièrement fouettée par la végétation du bas-côté, qui déborde souvent sur la route. Les brusques écarts de Jeanne font penser qu’elle ne s’est pas encore complètement adaptée à la conduite en Irlande, même si elle cherche à n’en rien laisser paraître. Toutes les deux, pour justifier qu’elles ne se soient arrêtées qu’après m’avoir dépassé, me disent avoir trouvé que j’avais une tête marrante, « a funny face ». - C’est mieux qu’une tête de mauvais garçon ! répliqué-je.
Nous arrivons à Kenmare. Je leur demande de me laisser au centre-ville afin que, une fois mon téléphone rechargé dans un pub, je puisse chercher sur internet un gîte quelconque pour la nuit. Jeanne gare un peu maladroitement sa voiture à cheval entre une place de parking et la route, gênant encore les voitures derrière elle. Je les remercie vivement, récupère mon sac à dos, me range sur le trottoir et commence à l’enfiler sur mes épaules, quand je vois le bras de Joan sortir de la portière en me faisant signe d’approcher : « - Nous avons une chambre de libre, vous voulez rester chez nous ? » dit-elle en croyant bon d’ajouter qu’étant donné leur âge, je n’ai rien à craindre - ni à espérer ! Extraordinaire, non ?
J’accepte bien sûr. Quand on voyage ainsi, les difficultés et les découragements ressentis par moments semblent souvent, presque par un effet de symétrie du hasard, devoir être compensés par d’autres moments hors du commun, comme par exemple un arc-en-ciel saluant votre installation devant un paysage exceptionnel, ou comme deux mamies qui vous servent le gîte sur un plateau, sans que vous n'ayez eu besoin de commencer à le chercher. Voyager ainsi, c’est vivre un condensé de l’existence, avec ses hasards heureux et malheureux qui vous ballottent entre abattement et allégresse. Mais en voyage, comme on crée de la nouveauté tous les jours, comme chaque matin inaugure un départ vers de nouveaux chemins, vers de nouveaux carrefours, vers de nouvelles rencontres, le croisement des possibles s’en trouve démultiplié. Un entrelacs d’occasions se tisse, où les hasards et les évènements inattendus sont plus nombreux et plus rapprochés que dans l’existence habituelle. Le ballottement en est aussi plus accentué. On vit donc plus intensément. Et l’on se découvre aussi autre. Les situations nouvelles redressent en vous des aspects de votre personne que la routine avait couchés dans la poussière. Vous vous sentez plus riche et meilleur. Plus confiant aussi. Et tout cela après seulement quelques jours ! Je n’ai que deux pauvres semaines de voyage en Irlande. J’avais quatre mois pour mon périple inaugural en Islande. Que n’a-t-on la vie entière pour voyager ! Quelle montagne de richesses et d’expériences accumulées cela donnerait ! Et quelle longueur de rayonnage de bibliothèque pourrait ainsi mesurer le journal d’une vie de voyage ! . . .
Mardi 18 juillet :
. . . Il semble qu’aujourd’hui soit une journée de célébration particulière à Kenmare. Des dizaines de jeunes gens d’environ 18 ans se sont rassemblés dans le centre-ville, apparemment dans l’attente de quelque cérémonie. Chacun d’eux s’est mis sur son trente et un : les garçons en costumes gris avec une grosse fleur au revers de la veste ; les filles en robes de soirée et talons hauts, avec lesquels aucune ne parvient à marcher élégamment. C’est toujours amusant de voir des gens habillés dans des tenues qui ne sont pas faites pour eux. Les garçons ont l’air encore plus rustauds que dans leurs vêtements habituels, et les filles plus godiches. Comme si la tentative de paraître autre chose que ce que nous sommes, sans en avoir le goût, produisait l’effet inverse, faisait au contraire ressortir ce que nous tentons de cacher, par maladresse et incapacité à comprendre le style que nous voulons nous donner. Au demeurant cette maladresse a souvent quelque chose de sympathique, puisqu’elle révèle finalement une incapacité naturelle à mentir. Un mensonge maladroit donne à voir l’honnêteté viscérale du menteur.
Je passe encore un moment assis sur le banc d’un square, à simplement regarder la vie passer au cours de ce bel après-midi. L’observation offre tellement de plaisirs gratuits et faciles ! Par exemple, j’ai toujours pensé que la chevelure voltigeante d’une jeune fille en train de courir était l’une des plus belles choses qu’on pouvait voir sur Terre. Or j’en vois trois d’un coup justement. Ce sont peut-être les sœurs ou les amies d’une de ces filles endimanchées dont je viens de parler, qu’elles s’en vont retrouver dans un élan de joie adolescente, parées donc de ces merveilleuses queues de comètes que sont leurs chevelures ondoyantes, agitées par la course, envolées, scintillantes comme le soleil sur les vagues.
Quelques provisions afin d’avoir tous les ingrédients nécessaires pour le dîner que j’ai promis. On trouve ici des produits de qualité dans des petits commerces artisanaux, à côté des magasins de chaînes standards. Je finis l’après-midi dans un café-boulangerie tenu par des Français, où j’avance encore un peu dans le journal. Que je continue encore, une fois rentré à la maison, dans le salon, jusqu’au retour de Joan et Jeanne. Elles sont déçues de leur journée car elles n’ont pas réussi à voir la personne qu’elles voulaient rencontrer dans les conditions qu’elles souhaitaient, à cause d’imprévus que je n’ai pas bien compris. Elles montent dans leur chambre. Je les préviendrai quand le dîner sera prêt. Au menu : blanc de poulet coupés en petits morceaux et revenus à la poêle avec des oignons et des champignons, le tout copieusement arrosé de crème fraîche en fin de cuisson, et garni de persil haché. En accompagnement, carottes et courgettes, également revenues à la poêle avec un peu d’huile et d’oignon rouges. Et du riz basmati nature. Les trois choses sont servies séparément dans les plus jolis récipients que j’ai trouvés. Une bouteille de rouge est là pour aiguiser le palais et faire ressortir les saveurs, et surtout pour appuyer la touche française, même si le vin est du Chili. Tout ça m’a pris une bonne heure de préparation. Je ne suis pas mécontent. J’appelle les filles à table. Elles ne paraissent pas déçues.
Nous faisons davantage connaissance au cours du repas. Jeanne travaille dans une sorte de congrégation religieuse dont l’activité est principalement axée sur l’aide sociale. Elle s’occupe en particulier d’enfants si j’ai bien compris. Joan a quant à elle travaillé pour une entreprise qui concevait des prothèses à destination des hôpitaux. Elle est maintenant retraitée. Toutes deux ont un peu moins de soixante dix ans. Elles habitent à une vingtaine de kilomètres l’une de l’autre, autour de Kingston donc. Je suis cordialement invité par Joan à venir passer des vacances chez elle avec ma petite famille. Veuve, elle occupe seule une grande maison et nous accueillera avec plaisir. Pourquoi pas ? La région semble belle, boisée, vallonnée, traversée par l’Hudson river, à seulement dix kilomètres de la mythique Woodstock, et en automne on s’y croirait un peu comme au Canada, dit-elle. Hier soir, Jeanne a renoncé à chanter au Crowley’s bar. « - Je ne m’y sentais pas ». Elle est déçue d’apprendre que je suis passé pour l’écouter, mais ravie de savoir que j’ai apprécié l’endroit. Elle compte y faire une nouvelle tentative ce soir. Malheureusement ce soir je me suis promis de continuer à avancer sur le journal. En effet la journée d’hier me donne du travail, et je ne veux pas accumuler de retard avant de repartir demain. Joan prend un malin plaisir à titiller son amie en lui prêtant des poses de diva fragile et capricieuse pour expliquer ses doutes et ses hésitations. Toutes les deux ont d’ailleurs des caractères bien différents. Jeanne a l’air de flotter au-dessus de la vie comme un petit nuage rond et lumineux, chantant par-ci par-là avec des yeux qui sourient, et prenant comme un cadeau tout ce qui lui arrive. L’autre a quelque chose d’un peu plus bûcheron, ne serait-ce que par la solide chemise à carreaux qu’elle porte et qui, ajoutée à sa puissante taille et à son visage droit, lui donne plutôt un air d’homme peu enclin aux tergiversations et que les choses subtiles pénètrent difficilement. Ces deux rapides jugements sont nuançables, bien sûr. Malgré ces grandes différences, leur complicité semble pourtant ancienne et solide.
Après avoir fait la vaisselle, je remonte dans ma chambre, examine, penché sur des cartes, l’itinéraire de ma prochaine randonnée, et me remets au journal jusqu’à minuit.
Jeudi 20 juillet :
Un peu de pluie dans la nuit. Soleil en début de matinée. Le ciel se couvre ensuite. Départ à 10 h. Je prends la petite route qui s’élève peu à peu en direction d’une longue vallée baptisée - avec un certain goût pour le mystère et l’intimidation - Black Valley. La route dessert un hameau de quelques maisons assez espacées l’une de l’autre, certaines apparemment abandonnées, accrochées sur la pente de la montagne, parmi de vagues pâturages encombrés d’ajoncs et de fougères aigles. Le ciel est bas. Les nuages masquent les sommets dans un voile terne et gris qui brouille les contours. Il y a quand même une petite école et une église, mais presque pas d’humains visibles.
Puis la route descend et s’enfonce dans la « vallée noire », qui doit peut-être son nom à l’ombre que lui portent les deux rangées de hautes montagnes qui l’enferment comme dans un couloir. Un promeneur croisé hier, entendant ce nom sortir de ma bouche, prit soudain un air impressionné, presque effrayé. C’est d’après lui l’un des endroits les plus retirés d’Irlande. L’électricité n’y serait venue qu’à la fin du 20ème siècle. A mesure que je pénètre plus en avant dans l’imposant corridor gris, je comprends que ce sera un autre moment fort de mon voyage. Quelque chose de solennel et grave s’impose ici, surtout par un temps couvert comme aujourd’hui, où plane sur les sommets l’ombre épaisse des nuages. On devine tout en haut, caché dans une incurvation de la montagne, inaccessible au regard, mais trahi par un torrent dévalant la pente rocailleuse, un petit lac d’altitude, bien encaissé entre des parois abruptes, rarement touché par le soleil, et encore moins par l’homme, intact et pur comme un secret virginal, gris et froid comme un objet de platine. D’autres comme celui-ci, j’en ai visité en Islande, car ils m’attirent irrésistiblement. Mais à présent, je n’ai plus le courage de me hisser jusque là-haut.
En contre-bas cependant, sur le plat de la vallée, deux autres lacs bien visibles s’étirent devant moi tout au long des deux kilomètres que mesure ce défilé. Eux sont avenants, faciles, et richement parés de végétation à la surface, si bien qu’ils m’attirent tout autant que celui d’en haut qui m’est invisible, mais d’une autre façon, comme, par exemple, on pourrait l’être à la fois par une femme idéalisée, idole glaciale dont l’inaccessibilité aiguise le désir, et en même temps par d’autres étalées devant vous et lascives, qui se donnent avec tous les parfums de leur épiderme, de leur toison et de leur chevelure. Afin de m’approcher de ceux-là, je quitte la voie balisée et bifurque à gauche. Tant pis pour le détour. Un chemin longe de près le rivage de ces deux lacs, tandis que la voie balisée les surplombe à distance. Je commence à longer le premier. C’était le bon choix. D’ici tout est encore plus beau. Des roseaux graciles se dressent hors de l’eau. Le lac est serti d’îlots rocheux abondamment garnis de rhododendrons. Et la montagne en face déroule sa longue pente jusqu’au rivage opposé, où deux ou trois maisons trouvent encore le moyen d’exister. À la mi-temps du premier lac, sur le bord du chemin, un sorbier figé dans un mouvement oblique, déporté comme une mèche de cheveux dans le vent, et dont l’allure de grand bonsaï est rendue plus précise par le rocher accolé contre lui, m’incite à poser là mon sac. L’évidence dit qu’il faut s’arrêter. Qu’il faut s’asseoir. C’est prodigieusement beau, d’une beauté rare, encore une fois. Je me chauffe un café et reste là près d’une heure. Des éclaircies dans le ciel commencent à déposer de la lumière, furtivement, par endroits. Je ne peux pas m’empêcher de saisir cette occasion pour photographier, tout en sachant bien que la démarche est illusoire, et que le résultat a toutes les chances d’être dérisoire. Mais c’est plus fort que moi. Il ne me suffit pas de voir. Il faut que je fasse des images, et aussi que je décrive. Pourtant je sens bien que ma mémoire n’aura pas besoin de ça pour se souvenir. Il se produit ici, dans cette disposition équilibrée des choses à travers l’espace, dans la qualité particulière du moment qui se déroule, dans cette timide lumière qui ose écarter un peu les nuages, quelque chose de précieux et de rare, dont je me souviendrai. Plus tard, plus vieux, je me souviendrai d’ici.
Je continue. Plus loin, le deuxième lac apparaît. Sur le pan de montagne dévalant vers le rivage, à ma gauche, une dévastation semble avoir frappé toute la couverture de rhododendrons qui la tapissait autrefois. Tous sont morts et desséchés. Parasite foudroyant ? Destruction intentionnelle afin de restaurer la flore locale ? À mi-hauteur, un homme en tenue d’agent forestier inspecte la zone - première personne apparue depuis des kilomètres.
L’extrémité du deuxième lac s’arrondit en formant une baie où sont échouées deux barques. Des nénuphars se sont largement déployés sur ces eaux calmes. Ils en partagent la surface avec des prêles, simples tiges droites pointant hors de l’eau d’une manière joliment graphique. Du bois mort gît par endroit sur le rivage. De larges éclaircies balaient maintenant la vallée. Le chemin contourne la baie et passe devant une maison blanche. Une femme à l’intérieur y apparaît devant sa vitre - une qui ne devrait pas être malheureuse. Il s’élève ensuite un peu en révélant, dans un renfoncement de la vallée, un cirque montagneux jusque là invisible. Un lac placide en occupe l’aire centrale. Son eau se déverse en cascade avant de filer en rivière et de glisser sous un pont, celui-là même sur lequel moi et le chemin nous passons.
Un peu plus loin, une voiture à deux portes, âgée d’au moins cinquante ans et passablement déglinguée, est garée sur le côté, la portière entrouverte. Un vieil homme barbu des plus rustiques y est assis, les jambes dehors, en train de rafistoler quelque chose de ses gros doigts de paysan. Je le salue, il me salue. Je lui demande s’il vit ici. Il répond de la façon la plus brève possible - yes - sans quitter sa tâche. Je lui exprime combien sa vallée est belle. D’un petit rire et les yeux brillants, il riposte que j’ai bien raison. Il me demande d’où je viens. Toujours sans quitter son bricolage : « Y a de beaux coins en France aussi ! », répond-il. Et nous nous quittons.
Le chemin s’élève encore en décrivant quelques virages, bordé de chaque côté par des haies de vieux houx, au port trapu, chacun d’eux arborant des rameaux verts et d’autres secs, décharnés, morts. Si c’étaient des hommes, ce seraient des carcasses de vieillards osseux, encore nerveux pourtant, allègres et pleins de sèves. Je rejoins ici le parcours balisé. Celui-ci s’engage dans une nouvelle vallée, totalement dépourvue d’arbres, plus retirée et plus resserrée, formant une courbure d’environ trois kilomètres, et fermée tout au fond par un surgissement de quelques sommets, plus hauts et plus gris. Une ruine se dresse sur la droite, au-dessus du chemin, comme pour intimider le voyageur désireux d’aller plus loin. Sa toiture éventrée donne à voir une partie de la charpente, comme une cage thoracique sous une poitrine en décomposition. En dépit de ce signal funeste, on est surpris de voir, tout au fond de la vallée, presque au pied des murailles, une grande ferme en activité, pas simplement résistante, mais bel et bien vaillante. Le bétail ovin s’y répand librement tout autour. Le maillage des clôtures semble refait à neuf, et les équipements soigneusement entretenus. Une pelleteuse est même en train de terrasser une petite surface à côté d’un torrent en prévision d’une installation future. Apparemment, quelqu’un ici a décidé que cette vallée perdue avait un avenir agricole.
Le chemin s’interrompt devant la ferme. Quelques petits écriteaux guident les randonneurs afin qu’ils puissent la contourner. On rejoint alors un sentier qui, après avoir traversé le torrent sur un pont de bois, s’attaque au pan de montagne qui ferme la vallée, dans une ascension rude, en zigzags, jusqu’à l’arrivée au col. En commençant la montée, je croise un couple qui termine la descente. En même temps tout en haut, à trois cent mètres devant moi, j’aperçois un groupe qui s’approche du sommet. Ce sont les premiers randonneurs que j’aperçois aujourd’hui. J’ai remarqué que les randonneurs se rencontraient souvent au niveau des cols. C’est peut-être parce que les cols se situent en général à mi-chemin des trajets de randonnées, et que pour cette raison ils se franchissent en milieu de journée, si bien que, venant de l’un ou l’autre des deux bouts, on s’y retrouve en même temps.
La pente est raide. Mais le rythme s’installe, le souffle s’adapte, et le corps répond à l’effort demandé. Une fois en haut, j’échange quelques mots avec ceux qui me précédaient et qui se sont posés pour boire un coup et reprendre leur souffle. Ce sont cinq jeunes Néerlandais, quatre garçons et une fille, d’environ vingt cinq ans. Ils font le Kerry way sur toute sa longueur. Je m’installe un peu à l’écart pour manger, là où l’arrondi du col permet de voir se dérouler devant soi toute la vallée suivante, très longue, très large et très verte. L’endroit est marqué naturellement par deux énormes rochers qui se font face, comme les deux moitiés d’un plus gros bloc que les millénaires ont dû fendre, laissant entre eux tout juste l’espace pour le passage d’un homme. On s’y engage alors comme à travers un portail signalant l’entrée dans un nouveau royaume. Au-dessus de moi, le massif montagneux qui se perd dans les nuages est le plus élevé d’Irlande, avec un point culminant à 1038 mètres : le Carrauntuohil. Il contient dans ses intimités secrètes de nombreux petits lacs qui garderont pour moi leur mystère.
Je passe de l’autre côté du col et m’engage ainsi dans la troisième vallée. La pente est abrupte de ce côté-ci encore. Je descends prudemment. Il s’agit de ne pas abréger bêtement le voyage. Arrivé presque en bas, je croise une famille avec trois enfants qui commence la marche dans l’autre sens. À les entendre, ils doivent être franco-irlandais. Nous échangeons un moment. Ils sont arrivés jusque là en voiture – une petite route aboutit ici en cul-de-sac – et une deuxième voiture les attend au niveau de la Black Valley. Je les trouve un peu ambitieux de se lancer dans une telle marche en milieu d’après-midi avec une fille de neuf ans.
La petite route est ponctuellement bordée d’arbres isolés, notamment de grands conifères, qui signalent des terrains autrefois habités, où à l’époque on les avait plantés pour l’agrément, mais dont la hauteur aujourd’hui fait ressortir un sentiment de solitude et d’abandon. Moins enclavée et plus large, cette vallée est pourtant plus anthropisée que celles que je viens de quitter. Mais la vétusté des quelques maisons croisées, et surtout les ruines que l’on distingue çà et là à travers le décor, témoignent de l’exode subi par ces territoires depuis quelques générations. L’empreinte humaine qui reste cependant la plus visible dans le paysage, ce sont ces larges formes trapézoïdales délimitées par les anciens murets de pierres, accolées les unes aux autres à la manière d’un patchwork, et où la couleur de l’herbe, nettement plus lumineuse qu’ailleurs, débarrassée des cailloux déportés précisément sur les murets, crée de beaux aplats verts qui détonnent par leur éclat un peu acide - alors que le reste est plutôt gris -, ainsi que par la géométrie hasardeuse qu’ils impriment dans la nature. Après un kilomètre de cette petite route, le balisage indique un chemin qui part à l’assaut d’un autre col, à droite, sur 300 mètres de dénivelé. À mesure que je prends de la hauteur, la vallée se laisse voir dans toute son amplitude, révélant des traces de géométrisation plus étendue que je ne le pensais. La parcellisation du territoire s’étendait autrefois jusqu’à un niveau plus élevé sur le flanc de la montagne. Mais avec le temps, la reprise de la végétation a terni le vert des surfaces, et la désagrégation des murets a atténué petit à petit la netteté des contours, si bien que de là-haut, on a l’impression d’assister au lent mais inexorable effacement de l’humain dans l’espace.
Ce deuxième col franchi, une quatrième vallée s’ouvre devant moi. J’ai l’impression aujourd’hui de me remplir d’une quantité d’espace assez grande pour en avoir de réserve pendant la période où j’en manquerai. Quelques moutons, toujours bariolés de bleu, s’éparpillent autour de moi, aussi bien sur le sentier que sur les pentes abruptes. Toujours prudemment, je descends dans la vallée et rejoins tout en bas un chemin qui longe une rivière impétueuse. De chaque côté, les pâturages accueillent des moutons, des vaches et des chevaux. Une femme se dirige d’un pas énergique vers un renfoncement de la vallée où elle disparaît. Probablement une éleveuse partie accomplir un travail quelconque dans un recoin de ses terres. On ne marche pas de la même façon quand on est randonneur ou agriculteur. L’unique ferme en activité apparaît d’ailleurs au bout du chemin. Ses voisines d’autrefois ne sont plus que des maisons vides, voire de simples pans de murs à moitié effondrés.
Alors que je m’applique à faire le portrait de l’une d’elles, dont la façade en crépis moisi exprime encore l’incrédulité d’avoir été abandonnée, je vois presque surgir dans mon dos un randonneur déterminé et pressé, un quasi professionnel, qui ne juge pas nécessaire de me saluer en me dépassant. C’est le premier marcheur solitaire que je croise, un confrère donc, en théorie. Quelque chose me dit qu’il a fait tout le trajet depuis Kenmare en une journée, soit une quarantaine de kilomètres. Le genre de confrère avec qui l’affinité serait de toute façon ténue. Je crains d’être obligé de le suivre. À partir de là en effet, une petite route traverse un bout de campagne presque en ligne droite. Heureusement, son allure pressée l’éloigne rapidement de moi. Finalement je le retrouve un kilomètre plus loin, en train de consulter son téléphone à l’écart dans un chemin, peut-être afin de me laisser le temps de filer, et lui permettre ainsi de trouver un lieu de campement en toute clandestinité. J’avoue que j’aurais fait pareil.
Le paysage s’aplanit peu à peu tandis que la petite route contourne un lac. Enfin je débouche sur une route départementale d’où je compte rejoindre en stop le village de Glenbeigh, et dégoter là-bas une place de camping. Il est 19 heures, j’ai parcouru 24 km. Cependant je dois marcher encore jusqu’à trouver un endroit plus favorable à l’arrêt d’une voiture. Mais les routes sont si étroites ici, et les bas-côtés réduits à si peu de choses, qu’on a l’impression de ne jamais pouvoir trouver un endroit favorable. Pourtant, au bout de seulement quelques minutes, le troisième véhicule s’arrête. C’est un van, pas tout jeune, conduit par un couple d’environ soixante ans. Coïncidence : ils vont à Glenbeigh. Ce n’était pourtant pas dit d’avance, car entre ici et Glenbeigh, il y a tout un maillage de petites routes qui peuvent mener à beaucoup d’autres endroits. Je dépose mon sac à l’arrière du van, parmi tout un fatras d’objets hétéroclites, et monte avec eux devant. Le conducteur, Fintan, est Irlandais ; sa femme, Bette, Californienne. Ils ont la décontraction, l’humour et la simplicité des gens qui n’ont rien à prouver. Ils me disent que j’ai de la chance car ils n’avaient pas prévu de passer par ce chemin, ils s’y sont retrouvés un peu par hasard. Je leur explique succinctement qu’ils ne croient pas si bien dire. À en juger par le trajet alambiqué qu’ils improvisent, ils n’ont pas l’air pressés de trouver le chemin le plus direct jusque chez eux.
Nous commençons à faire connaissance. Fintan me raconte qu’il a passé sa jeunesse à voyager en stop à travers l’Europe, d’où son mouvement pour m’accueillir à bord. Cette première vie de bohème ne l’a pas empêcher plus tard de trouver une bonne situation chez Walt Disney, pour qui il travaillait à l’implantation de grands parcs d’attractions dans le monde entier, dont celui de Marne-la-Vallée. À présent retraités, tous deux partagent l’année entre Glenbeigh - un village de mille habitants - et Los Angeles. Ici, ils terminent d’aménager leur maison en Bed’n Breakfast, tout en se lançant dans des activités de loisirs équestres. Nous traversons la campagne à un rythme des plus tranquilles, passant par des forêts, des pâturages et des hameaux. Fintan m’indique des rivières où il fait bon pêcher. Bette, moins volubile que son mari sur sa propre vie, intervient ponctuellement par des petits traits d’humour. Assise à côté de moi, elle n’est pas secouée uniquement par les cahotements du véhicule, mais aussi par des rires brefs qui sont apparemment sa manière naturelle de commenter les choses, en laissant aux autres le soin de supposer ce qu’elle en pense. Nous longeons sur plusieurs kilomètres un grand lac et, après un trajet de 45 mn au cours duquel j’ai perdu le sens de l’orientation - et eux aussi m’a-t-il semblé par moment -, nous arrivons à Glenbeigh. Une fois devant le terrain de camping, Fintan me propose, si je le souhaite, de passer la nuit chez eux. Ils ont une chambre double qu’ils me feraient à cinquante euros au lieu de cent. J’accepte, d’autant qu’il doit pleuvoir cette nuit. Ainsi était-il écrit qu’en Irlande, deux fois sur trois, je serais logé par ceux qui me conduiraient, tout ça en levant à peine un pouce.
Leur maison se trouve à deux kilomètres du centre ville, au milieu d’une sorte de havre, entourée de champs, à deux pas de la mer, qu’on ne voit pourtant pas d’ici. On m’invite à me sentir chez moi. Je prends d’abord une douche. On me laisse ensuite disposer de la cuisine où je prépare une quantité de spaghettis que je me crois d’abord incapable d’ingurgiter en voyant la masse qu’elles occupent dans l’assiette, mais que je mange pourtant entièrement, avec en plus deux saucisses à hot-dog qui me restent, et une bonne dose de fromage par-dessus. Aux supplications du petit chien de la maison - une boule de poils blancs nommée Missy -, je n’accorde qu’un seul spaghetti. Pendant la cuisson, Fintan me sert un grand verre de cidre en guise d’apéro. Il me parle longuement et avec une fierté mal dissimulée de sa fille. Après avoir été mannequin pendant ses études aux USA - activité qu’elle cachait à ses amies pour éviter leur jalousie, et qu’elle faisait surtout pour financer ses voyages -, elle s’est lancée dans le dressage des animaux sauvages, y compris des grands fauves. Une passion. Si j’ai bien compris, elle a aussi travaillé à la capture d’animaux en Afrique, afin d’en approvisionner certains grands parcs à travers le monde. Mais, comme je ne croyais pas cela encore légal aujourd’hui, je ne l’affirmerai pas comme une chose certaine et bien comprise par moi. Actuellement, elle nage avec des dauphins dans un parc aquatique à Los Angeles.
Pendant ce temps, Bette me remet le résultat de ses recherches quant à la possibilité de faire en bus le tour de la péninsule d’Iveragh, le fameux Ring of Kerry, d’ici jusqu’à Killarney, avec toutes les correspondances nécessaires. Je leur avais en effet parlé de ce projet pour demain, ne voulant pas finir mon voyage dans le Kerry sans en admirer la côte, pour laquelle en général les touristes viennent ici. Je remercie vivement Bette pour ce travail qui m’économise beaucoup de temps. Du temps, c’est cela qu’il me faut à présent pour rattraper le retard pris dans mon journal. Je remercie donc à nouveau mes hôtes, monte dans ma chambre et me mets à l’ouvrage jusqu’à minuit.
Dimanche 23 et lundi 24 juillet :
Ce matin la ville a retrouvé son calme. Je trouve une boulangerie fort sympathique où prendre le petit déjeuner. À ma gauche, deux jeunes femmes, se faisant face, sont plongées dans leur lecture, avec un thé à portée de main, ne relevant que rarement la tête pour échanger quelques mots. À ma droite, de l’autre côté de la vitre, sur la terrasse, un vieil homme solitaire fait de même avec un gros livre aux pages jaunies comme ses ongles. Son aspect général combine, d’une façon typiquement « british » selon moi, une certaine distinction aristocratique, mêlée cependant à une négligence extérieure, ainsi qu’à une expression d’indépendance et d’indocilité. Je pressens tout cela notamment à son style vestimentaire, qui traduit à la fois une recherche d’élégance en même temps qu’une usure avancée, à ses cheveux blancs en pétard, ainsi qu’à son air intelligent mais bourru et entêté.
Je rentre à Dublin cet après-midi. Après avoir laissé mon sac à la réception de l’auberge, je vais à la gare et achète un billet de train pour 15 h 46. Puis journal dans un pub, de 10 h 30 à 12 h. Repas dans le même restaurant qu’hier, lequel me paraît déjà moins appréciable.
Pour me dégourdir les jambes, je visite la cathédrale Sainte-Marie, située un peu à l’écart du centre-ville. Érigée en 1855 sur le dessin d’un architecte anglais, elle conjugue de manière douteuse des inspirations contradictoires, comme souvent dans l’architecture sacrée du 19ème siècle. L’ogive gothique s’y dresse de tous côtés avec une verticalité très exagérée, si bien que la pointe ogivale est beaucoup trop petite par rapport à la hauteur et à l’étroitesse de l’ouverture. On ne retient finalement que de très hautes et minces fenêtres, aux parallèles interminables, au bout desquelles l’ogive devient anecdotique. Par ailleurs les murs, à l’extérieur comme à l’intérieur, sont maçonnés avec des moellons de pierre grise grossièrement taillés, exactement comme dans certaines villas contemporaines qui cherchent à imiter naïvement l’ancien et le rustique. Même les ogives des collatéraux sont maçonnées ainsi, si bien que leur dessin est rugueux et irrégulier, ce qui va complètement à l’encontre de l’esprit-même de l’ogive, laquelle doit lancer vers le ciel une ligne pure et élancée, aussi fluide et lisse qu’une flamme vive. Cette erreur ne peut s’expliquer que par la tentation romantique des ruines, très à la mode en Angleterre à cette époque. Enfin, la charpente en bois sombre, quoique belle en elle-même, apparaît presque comme un objet à part, sans rapport avec l’ensemble, tellement elle s’harmonise peu avec le reste.
Retour au centre-ville sous une pluie légère. Une heure de journal dans un pub où je suis presque le seul client. Je récupère mon sac à dos et vais à la gare. La pluie tombe drue sur le quai. Journal pendant tout le trajet jusqu’à Dublin. Ici, la vente ambulante se pratique encore dans les trains, mais le café y est imbuvable. En gare de Heuston, je monte aussitôt dans un bus en direction de l’aéroport. J’y arrive peu avant 20 heures.
Mon vol est à 7 h 20. Je passe la soirée et la nuit entière dans l’espace d’accueil des voyageurs, au-dessus de la zone d’enregistrement. Un service de restauration est ouvert en permanence. Je m’attelle au journal pendant toute la nuit, avec juste quelques poses, sans m’allonger un seul instant. Il ne m’était jamais arrivé d’écrire aussi longtemps d’affilée. C’est que j’ai du retard à rattraper. Je me récompense en cours de route avec une petite bouteille de vin rouge.
Vers 5 heures du matin, les guichets d’enregistrement sont ouverts. Mais la queue est si longue que j’y passe près d’une heure. Au bout d’un certain temps, sans comprendre par quel enchaînement de pensées cela me vient, des ouvertures d’opéras de Mozart se mettent à jouer dans ma tête. Les Noces de Figaro, Don Giovanni, La Flûte Enchantée m’aident à parcourir les interminables zigzags de la file d’attente, comme si j’étais dans une bulle musicale. Étrange sensation de flotter ainsi dans un monde à part, comme un ailleurs perché quelque part dans le sublime, au milieu d’une foule compacte avançant à petits pas dans un présent bourbeux. Probablement la fatigue a-t-elle servi de levier pour me faire planer de la sorte.
L’arrivée dans la zone d’embarquement est un atterrissage amer, après Mozart : immense open space saturé de lumière où l’on circule en tournoyant dans une sorte de paradis consumériste, où chaque produit vous est présenté comme une chose qui augmentera votre bonheur en dépit de sa futilité évidente, où vous n’avez pas d’autre choix que d’avoir le nez dessus puisque l’impossibilité de se mettre à distance est prévue par l’architecte, où la nécessité écologique est mise entre parenthèse puisqu’il faut bien se faire plaisir, bref une zone tampon qui symbolise parfaitement la nature du seul bien qu’on soit capable d’imaginer et de partager entre les pays de nos jours : la consommation – notamment la superflue.
Journal encore dans l’avion. Et à nouveau dans le train, entre Lyon et Chalon-sur-Saône. À peine un quart d’heure avant l’arrivée, l’écriture a enfin rattrapé la vie. Mais que la course fut difficile !