3 juillet > 10 août 2009
"La description, c’est le monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin, où déjà quelqu’un marche ou va marcher".
Julien Gracq - En lisant en écrivant (1980)
Randonnée de 570 km à travers le Massif Central, entre les rivières Vienne et Hérault : Plateau de Millevaches, Puy de Sancy, Cézallier, Monts du Cantal, Aubrac, Causse de Sauveterre, Gorges du Tarn, Causse Méjean, Causse Noir, Causse du Larzac, Gorges de la Vis, Gorges de l’Hérault.
Vendredi 3 Juillet 2009 (rédigé les 3 et 4) :
Après Limoges, le train suit le cours de la Vienne. La vallée se resserre en un couloir de verdure. Le trajet sinueux ralentit la machine. À travers les arbres, je vois s’enchaîner lentement des vallons humides, des reliefs boisés, des prairies pâturées. Je descends à la petite gare d’Eymoutiers à 14h11. Repas à la terrasse d’un restaurant sous les arcades de la bibliothèque. L’enfant du pays, Paul Rebeyrolle, mort en 2005, a son musée à la sortie du village, juste avant la campagne. Je m’y arrête une heure. J’ai déjà vu plusieurs fois sa peinture à la galerie Lelong : immenses toiles éclaboussées de vomissures, de tripaille, de giclures répandues sur de la terre ou du plâtre, sur des haillons souillés ou des bois de rebut. Il y a de beaux mouvements dans ses mélanges de fluides visqueux. J’aime assez la brutalité de sa peinture, mais cela reste une peu pataud parfois. De l’autre côté de la route, au bord de la Vienne, se trouve un autre petit musée, inattendu celui-ci, un musée de minéralogie. Un vieux bonhomme m’en fait la visite. Sa passion de collectionneur semble un peu érodée par la fatigue et la routine, mais il s’emploie tout de même à me renseigner avec une bienveillance lasse. J’apprends qu’on trouve de l’uranium dans le Limousin. Des mines ont été exploitées jusque dans les années 80.
Après ces deux musées, c’est la campagne. La route s’élève entre deux hauts talus boisés. Au bout d’un kilomètre, je descends vers un paysage vallonné. D’amples collines rythment les forêts et les champs. Des geais glissent d’un feuillage à l’autre. J’atteins le hameau de Lasiauve. Toutes les maisons sont bâties avec de gros blocs taillés dans une pierre claire. Je ne rencontre personne. Au niveau des dernières habitations, un chien au pelage mordoré se précipite vers moi. Il va et vient sans arrêt en manifestant une envie de jouer. Le hameau se termine par un chemin creux qui descend parmi les arbres en passant près d’un étang glauque. Le chien saisit dans sa gueule des morceaux de bois et m’incite à les lui lancer. Le sentier continue de descendre à travers une forêt dont les arbres, notamment des petits chênes, sont garnis d’une mousse gris-vert effilochée qui pend lugubrement aux branches. Je me laisse guider par l’animal qui tantôt furette au loin et tantôt revient vers moi, avec sa joie triste de chien. Par moment il marche sur trois pattes. Bientôt nous arrivons à la Vienne. Elle est large d’environ vingt mètres et peu profonde. Son lit de cailloux est visible sur toute sa largeur. De longs paquets d’algues ondulent mollement sous la surface. Sur chacune des deux rives, les pentes sont fortement inclinées et boisées, de sorte que des branches tombent régulièrement dans l’eau et entravent le courant. Malgré l’abondante végétation des berges, un sentier se dessine vaguement dans les hautes herbes et les fougères, passage de pêcheurs, sans doute. Je remonte ainsi le cours de la Vienne. Le chien me précède. Il n’hésite pas à faire une partie du chemin en pataugeant dans l’eau. En plusieurs endroits la rivière est littéralement fleurie. Il s’agit probablement de renoncules aquatiques, dont les longues tiges flottent dans le courant et supportent un grand nombre de petites fleurs blanches, d’une luminosité qui imite parfois le miroitement du soleil sur les vagues. L’eau est légèrement brune, couleur de thé ou de tabac, comme les rivières d’Écosse, ce qui signale des régions tourbeuses. Peu à peu les berges deviennent impraticables à cause de la végétation plus dense. Un petit champ apparaît sur le côté, occupé par une dizaine de vaches limousines de couleurs caramel. Je le traverse pour rejoindre un chemin qui s’élève au milieu des bois. Peu après je découvre un étang entouré de grands arbres. Le chemin le contourne, et plus loin j’aborde un deuxième étang d’où s’envole un héron. Enfin un troisième étang apparaît au-dessus des deux autres. Aucun d’eux n’est pourtant mentionné sur ma carte, et le chemin devient très broussailleux. Je ne sais déjà plus où je suis. Je gravis le talus qui borde l’étang à gauche en espérant trouver un chemin. Une piste en effet passe là, juste derrière un grillage. Le chien, qui m’a accompagné jusqu’ici, ne peut aller plus loin. Il me regarde partir. Le chemin conduit à un hameau puis, après encore un kilomètre, débouche sur la D 992, au lieu-dit Bouchefarol.
Je sonne à l’unique maison pour faire remplir ma gourde. La dame âgée revient deux minutes plus tard en précisant qu’elle y a mis trois glaçons. En préparant mon voyage, j’espérais pouvoir éviter les routes et couper plus ou moins à travers la campagne vers le Sud-Est. Mais je m’aperçois que ce ne sera pas facile car le paysage est particulièrement vallonné et boisé, et les chemins ne sont pas toujours bien indiqués sur la carte. Je me laisse donc guider par la route qui serpente parmi les collines. Elle est peu passagère et agréable. Après une longue série de grands virages, je retrouve à nouveau la Vienne sur ma droite. Je voulais bivouaquer quelque part sur ses rives avant le village de Nedde. Mais un terrain de camping se trouve exactement à l’emplacement que j’avais repéré pour cela. Comme il est bien situé, presque désert, et qu’en se mettant près de la rivière on peut se croire dans la nature, je me résous à m’y installer. De plus, la réception étant fermée, j’y accède librement.
Il est 20h. En dînant devant la rivière, assis dans l’ouverture de ma tente, j’observe les insectes qui rasent l’eau pour trouver une subsistance invisible. Des poissons les gobent au vol, et un martin-pêcheur plonge sur ces derniers.
Journal en soirée. Habitué aux pays du Nord, je me laisse surprendre par la tombée de la nuit. Je continue sous un lampadaire à l’entrée du camping jusque vers 23h30
Dimanche 19 juillet :
. . . Je commence à descendre vers le Sud-Est, d’abord en direction du Prat de Bouc, puis du Puy de Grandval et de sa longue suite de monts et de collines qui vont s’échelonnant en un long toboggan sans fin pour s’étaler progressivement sur le planèze de Pierrefort, et finir devant les gorges de la Truyère, à 25 km. Ici pas de sentier. Je foule la prairie en ligne droite. Le ciel à nouveau se dégage et je peux voir les horizons qui m’attendent. Certains troupeaux de vaches réagissent de façon inquiétante. Peu habituées à voir du monde dans leurs pâturages, elles se lèvent toutes ensemble à mon approche, me suivent du regard, montrent des signes de nervosité et marchent à ma suite. Parfois elles se mettent à courir autour de moi en ruant comme des chevaux. D’autres ne bronchent pas. Mais quand je passe à trois mètres d’elles, elles se tournent pour me faire face, me suivent du regard imperturbablement, la tête légèrement baissée pour bien montrer leur paire de cornes qui, chez les Salers, vaut bien celles des taureaux d’arênes. Après le Puy de Gerbel, la prairie décline et je passe à proximité d’un buron isolé. Puis je franchis quelques clôtures et aboutis à une piste de gravier que je descends sur 3 km. La piste est interrompue par une route transversale. Je continue tout droit à travers la prairie en gravissant une colline. Déjà le paysage n’est plus le même. Les reliefs sont plus modérés. Des murets de pierres séparent les champs. Mais les espaces sont toujours nus et vastes. Ma trajectoire m’oblige à descendre au fond d’une petite vallée où coule un ruisseau. De l’autre côté la pente s’élève vers un dôme appelé Puy Masso. De là-haut l’Aubrac, encore lointain, apparaît sous l’horizon, comme pour confirmer l’impression que donnaient les murets de pierres. Les Monts de la Margeride sont aussi visibles, à l’Est. Au Nord les Monts du Cantal sont déjà un souvenir, une silhouette grise. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux est la prairie que j’arpente. Jamais je n’ai foulé de prairies aussi fleuries. Des gerbes de campanules jaillissent au milieu d’un foisonnement de fleurs jaunes, blanches, mauves, qui ont l’air d’éxulter sous le soleil dans une joyeuse et stridente cacophonie. Je fais une pause à côté d’un affleurement de rochers situé au centre de ce dôme, autour duquel tous les horizons s’enchaînent en un cercle immense. Comme parfois dans de telles circonstances, j’ai la sensation d’un moment rare où, à la perception des étendues qui m’entourent, correspond un certain degré d’exaltation et de plénitude. Mais un vent subitement plus froid rend aussitôt ces sentiments incomplets, et je repars.
Je continue en descendant tout droit à travers une longue et large bande de terre arrondie, comme une lande sèche recomposée de champs irréguliers et investie par les premiers arbres. Un chemin se perpétue de champ en champ sur un axe à peu près rectiligne de plusieurs kilomètres de long, séparant l’espace en deux étendues symétriques. Un soleil de fin d’après-midi frappe latéralement les piquets de bois qui rythment le chemin sur toute sa longueur en baignant de lumière les graminées souples qui le bordent. Tout ce parcours, cette marche entre les lignes de barbelés dansant au-dessus des graminées, ces rayons inclinés qui irradient chaque brin d’herbe, ces lointains qui se déroulent de chaque côté à mesure que j’avance, toute cette progression le long d’un chemin qui semble ne jamais devoir finir, prolonge l’état particulier dans lequel je me sentais il y a une heure au milieu des campanules, sur le dôme. Quelque chose qui tend vers l’absolu s’accomplit là, sur ce chemin et par cette lumière de fin de journée. Quelque chose qui rend l’âme légère. J’aboutis à la ferme de Lidar. Le fermier, en retenant ses chiens, me confirme la direction de Pierrefort. Je croise la D 57 et continue en coupant à travers de grands champs lumineux où des vaches éparpillées se rassemblent à ma suite. J’arrive sur une piste qui traverse une forêt de mélèzes. À sa lisière se dressent des massifs hérissés d’épilobes roses. Sur le bord du chemin des camomilles blanches sont touchées par les derniers rayons du jour. Une petite route me conduit à Pierrefort sous le tintement crépusculaire de lointaines sonnailles. Je remonte encore toute la ville pour trouver difficilement le terrain de camping. Celui-ci est totalement désert. Il est 21h30. Les sanitaires sont partagées avec le terrain de sport. Dans la soirée quelques jeunes à mobilettes se rassemblent là pour fumer et discuter à l’écart.
Mardi 28 Juillet (rédigé le 30) :
Levé à 6h30. Journal en matinée. Quelques pommes cueillies pour la journée. Je reprends la marche vers 10h30. Toilette rapide à la fontaine du Chardonnet. La journée s’annonce belle et chaude. La petite route s’élève vers le fond de la vallée. Des papillons papillonnent autour de moi. Capricieux, légers, frivoles, ils s’envolent, indifférents à la peine que je me donne pour les photographier, pachyderme au-dessus de ces paires d’ailes. La route monte, sort de la vallée et pénètre peu à peu dans le causse. La pinède, prédominante, concède aux champs de blé de larges alvéoles. Je quitte la route et prends un chemin. Les pins rugueux se déploient dans un air sec et chaud. L’odeur de résine emplit mes narines. Cirses, chardons, fleurs sèches, cassantes, chaque chose pique, a des épines ou se brise. Mais tout est tranquille, bienveillant. La chaleur n’est pas étouffante. Dans le ciel il n’y a qu’un nuage. Ses formes effilochées simulent, en deux ou trois coups de pinceaux habiles, un de ces cavaliers célestes sur les coupoles chinoises. Le chemin passe au hameau de Gazy. Puis il monte, et au bout de la pente il révèle de tous côtés des horizons bleus cézanniens. Quelques brebis haletantes sont couchées dans l’ombre d’un taillis, derrière une clôture. D’ombre, je choisis celle d’un pin isolé. Je m’y asseois pour manger. C’est toujours le meilleur moment de la journée. La fatigue n’est pas encore trop grande. Je suis libéré du sac et des chaussures. Le bruit de mes pas ne résonne plus. Il n’y a que que le silence et les sons de la nature. La faim est rassasiée, la gourmandise est satisfaite. Rien ni personne d’inopportun n’arrive. Je me sens bien. Quand pointe l’idée de la rentrée des classes, il faut la chasser au loin très vite. Je vais cueillir des épis dans le champ de blé voisin. Il est dur, mûr. Je les casse, les froisse, les frotte, souffle les enveloppes, trie les résidus, et mâche longuement les grains. L’idée me vient d’y ajouter un peu de margarine et de lait concentré sucré. C’est très bon. Je retourne en cueillir une plus grande quantité. Au bout d’une demie-heure de travail, j’obtiens un demi-verre de grains de blé que je garde en réserve.
Je continue. Deux ou trois hameaux s’égrainent le long du chemin. Presque toutes les maisons sont restaurées avec ce désir de perfection dans le détail qui caractérise les non-locaux. Chacune manifeste le souci de garder le style caussenard authentique, avec voûtes, arcades, escaliers extérieurs, tout en calcaire beige. Et toutes ont ce défaut qui saute aux yeux, mais qu’apparemment leurs propriétaires ne voient pas : elles sentent le faux à plein nez par excès de vouloir faire vrai. Du vrai, elle ne reprennent que le pittoresque, la forme rustique détachée de l’usage. Mais le vrai, la profondeur du vrai, c’est essentiellement du temps. Or toute la dimension du temps et de l’usage a été gommée dans ces maisons. Des pierres neuves ont remplacé les vieilles. La maçonnerie ne paraît plus avoir la fonction de maintenir les pierres entre elles, mais seulement de faire un effet de maçonnerie. Tout est propre et vide. Rien ne traîne, oublié par terre ou contre un mur. Il n’y a pas de traces car il n’y a pas de vie. “Là où ça sent la merde, ça sent l’être” disait Artaud. Ici ça ne sent rien. Mais le pire est l’impression de satisfaction qui émane de ces maisons. Les gens en sont si satisfaits qu’ils n’éprouvent pas d’autre besoin que de passer leur journée dans une chaise longue, sur leur terrasse, pour admirer le produit de leur argent. D’ailleurs les chemins sont déserts. Depuis la montée sur le causse, je n’ai rencontré personne.
Le chemin traverse une grande pinède. Des petits écriteaux signalent des dolmens. Le premier passe un peu inaperçu tant les pierres se sont affaissées les unes sur les autres. Le deuxième montre clairement un large trou rectangulaire, comme une tombe. Quatre grandes pierres plates, d’un seul tenant chacune, sont plaquées contre les parois de la tranchée. La dalle refermant le trou est décalée et inclinée. Le troisième - le plus grand - est du même type, mais il forme un “L”. En revanche il n’est plus couvert. À quoi le causse ressemblait-il à cette époque ? Il paraît qu’un texte romain, peut-être “la Guerre des Gaules” de César, décrit les causses comme étant couverts de chênes. Là aussi, ce qu’on appelle couramment la nature est en réalité le résultat d’un profond et très ancien bouleversement dû à la présence humaine.
Une fois sorti de la pinède, le paysage devient soudain plus ouvert, plus aride et plus dur. Les murets de pierre sèche qui délimitent le chemin et encadrent les champs contribuent fortement à cette impression d’aridité rude. Le calcaire, pierre fine et dure, cassante, claire, s’associe aux buissons épineux, noirs, rachitiques. J’arrive assoiffé au village de Champerboux. J’y fais remplir une gourde par des vacanciers logeant dans une ruelle étroite. Je continue par la route jusqu’à Sauveterre. Sauveterre est un vrai village rural. Quelques fermes y sont encore actives. Après avoir à nouveau rempli mes deux gourdes aux toilettes publiques, je continue vers l’Est, d’abord en suivant un chemin, puis à travers la prairie sèche. De ce côté-ci du causse, l’absence de pinède laisse le paysage totalement ouvert, désertique et vaste. Je gravis un dôme étendu afin de rechercher pour mon bivouac un point de vue dominant. Mais le sol est partout caillouteux. Les fragments de calcaire qui le recouvrent donnent la sensation de marcher sur de la vaisselle brisée. Des brins d’herbes clairsemés parviennent à pousser on ne sait trop comment. Seule fleurit ici l’emblématique et solaire cardabelle. Cette grande fleur à l’aspect métallique, extrêmement piquante, sans tige, comme vissée au sol, s’expose entièrement dans un audacieux face à face avec le soleil. On l’appelle aussi carline à feuilles d’acanthe. Traditionnellement on la cloue sur les portes. Chaque fois que je la vois ainsi clouée, avec son air de soleil éteint, épuisé et noirci, et avec ses douloureuses feuilles desséchées qui rayonnent comme des lames meurtrières, je ne peux m’empêcher d’y voir une sorte de symbole antéchristique involontaire. Comme il est impossible de planter une tente par ici, je redescends légèrement et finis par trouver, sous un pin isolé, une parcelle de hautes herbes sèches que j’applatis du pied pour faire un matelas. Il faut encore enlever les nombreuses petites pommes de pin cachées dans l’épaisseur de l’herbe afin d’éviter les mauvaises surprises une fois allongé sous la tente.
Le dégagement du paysage offre un panorama très large. Côté Nord, la vue porte, sur les 180 degrés de mon champ de vision, bien au-delà des limites du Causse de Sauveterre. À l’Ouest, le soleil décline peu à peu. La lumière devient rasante et fait ressortir les reliefs. Un tracteur s’active encore dans un champ. Son passage soulève un nuage de poussière que le vent emporte et que les derniers rayons du soleil enflamment. Un troupeau de brebis invisible se signale par de légères et tumultueuses clochettes qui sonnent comme un gamelan. Puis le soleil passe derrière l’horizon, continue sa course de l’autre côté du monde. Une soie mauve et sombre se hisse à l’Orient. Le son du tracteur s’éloigne, disparaît. Tout s’éteint peu à peu, s’apaise.
Mercredi 29 Juillet (rédigé le 30) :
Une blancheur monte à l’Est. Le soleil apparaît lentement. Peu à peu une clarté légère s’étend silencieusement sur le causse. Journal à l’ombre du pin, chatouillé par les fourmis.
Départ à 11h. Le soleil est maintenant dur. Je continue vers l’Est. Dans cette étendue aride et jaunie par la sécheresse, des oasis rondes, appelées dolines, accrochent l’oeil comme des petits lacs verts. Ces surfaces sont en général des cuvettes argileuses, dépierrées par les paysans pour y semer du trèfle, de la luzerne ou du blé. Tout le reste n’est que de la pierraille, d’où s’élèvent par endroits des genévriers maladifs, des buissons atrophiés, et parfois des touffes bleues de lavande sauvage. En me dirigeant vers le Sud, je découvre un causse dénaturé par des plantations rationalisées de sapins. Au contraire des pinèdes traversées hier, celles-ci forment des masses compactes, impénétrables, aux contours rectilignes. On regrettera longtemps la frénésie de conifères de ces dernières décennies un peu partout en Europe. Les mouvements lents du relief m’amènent insensiblement au sommet du causse, le Mont Chabrio qui, avec ses 1106 m, ne se distingue pas du reste du plateau. Mais c’est suffisant pour apercevoir le bord des Gorges du Tarn, au-delà desquelles s’étend le Causse Méjean et derrière lui le Causse Noir. Le Mont Aigoual se distingue aussi à l’Est. Je descends progressivement le long d’une pinède obscure, débouche ensuite sur une petite route et arrive au hameau des Lacs. Là tout semble mort, vaincu par le soleil. Je photographie une grande bâtisse en voie de ruine, dont le calcaire blanc se détache sur le ciel bleu avec une netteté tranchante. Une vieille porte en bois, lessivée par la lumière, est trouée en son milieu. Au moment où je la saisis “plein cadre”, surgit brusquement du fond de ce petit abîme noir, une tête de chèvre. Enfermée dans sa ténèbre, elle seule paraît encore vivante ici.
Une petite route mène à un autre hameau, Nissoulogres, habité seulement par quelques vacanciers auprès de qui j’obtiens de l’eau. L’impression d’abandon, de capitulation devant le soleil est grande, malgré la présence rare et cloîtrée des estivants.
J’arrive tout au bord des Gorges du Tarn, tout au bord d’une gigantesque béance, d’une vaste et vertigineuse soustration de matière qui se produit brutalement à mes pieds. Devant ces falaises ocres claires, tachetées de buissons secs, on pense au Grand Canyon. Une piste descend vers Prades, mais comme elle est allongée par d’interminables zigzags, je continue le long du précipice sur un kilomètre, jusqu’à un autre chemin plus direct. Cependant la chaleur devient lourde et je me sens fatigué. À la première ombre, dans un lacet concentrant quelques petits arbres et buissons, je fais une pause-déjeuner. Régulièrement je frappe le sol pour éloigner d’éventuelles vipères. Ce qui me reste à manger, en particulier le fromage, n’est pas de première fraîcheur. Je m’inquiète un peu de l’odeur qui émane de mon sac à dos. Je poursuis la descente jusqu’au fond des gorges, au niveau du Vilaret, petite fourmilière humaine et mécanique comparativement au plateau, puis traverse la route, traverse le Tarn, traverse un camping surpeuplé de vacanciers pataugeant dans l’eau. Je continue par un sentier qui longe la rivière sous le couvert des arbres, et passe un peu plus loin par les ruelles de Castelbouc, hameau médiéval incompréhensiblement accolé à la falaise, où les murs sont des parois, où les rues sont des défilés géologiques, où les toits sont des corniches rocheuses, et où un chateau en ruine prolonge la verticalité d’un piton haut de trente mètres. Le Tarn est parcouru de kayakistes dont les falaises répercutent les cris de joie. Mais pour moi la chaleur est devenue écrasante ici-bas dans les gorges. J’ai une grande soif et j’éprouve une grande fatigue. Je ne rêve que d’une seule chose : prendre une douche. Dans l’ombre d’un vallon abrupt, je m’allonge, le dos nu contre une pierre plate, les yeux vers le ciel bleu filtré par les feuillages. Un peu rafraîchi, je continue de marcher sous les arbres, serré entre la falaise et la rivière, en découvrant peu à peu les sinuosités boisées des gorges, mais trop fatigué pour en apprécier la beauté pourtant sublime. Enfin, un kilomètre avant Sainte-Énimie, j’arrive épuisé au terrain de camping, qui affiche complet. Comme il n’y a pas d’autres solutions, j’insiste, et on me trouve un carré libre. Mais là je déchante rapidement de mes rêves de douche et de repos. Toutefois l’endroit ne mérite pas que je me donne la peine de trouver les mots pour le décrire en détail : sanitaires de bidonville, crasse immonde, population grossière et bruyante. Je finis la journée très énervé. Dîner au restaurant à Sainte-Enimie. Bière en terrasse. Retour au camping à minuit.
Dimanche 30 Juillet (rédigé le 30) :
Cela n’a rien de nouveau, mais tenir ce journal est une lourde contrainte. La marche est au fond ce qu’il y a de plus facile dans ce voyage. On n’avance pas en écriture aussi mécaniquement qu’en marchant. L’écriture mobilise beaucoup plus que la marche. Et chaque journée qui passe apporte son lot de travail supplémentaire, si bien qu’il n’y a pas de relâchement possible avant la fin. Pourtant il faut suivre, car je sens bien que c’est l’écriture qui donne à la marche son sens. Je passe donc la journée à Sainte-Énimie pour me laisser le temps de me rattraper. Je connais cette ville. J’y suis passé en 2005 à l’occasion de mon voyage sans âne dans les Cévennes, mais je n’y étais pas resté pour éviter les touristes. Cette année, des touristes, j’en ai croisé peu finalement, sauf à Nasbinal. Ici en revanche il n’y a que ça, hormis tous les autres qui travaillent pour eux. C’est peut-être cela qui me déprime. Après quelques jours d’isolement dans la nature, j’éprouve en général le désir de revoir des gens, des commerces, de la vie sociale; mais quand enfin j’arrive en ville, la morosité me gagne inévitablement. Ici tout me déprime. La ville elle-même, entièrement reliftée, disparue derrière sa propre image; les ruelles aux pavements tout refaits, où il manque terriblement de brins d’herbe entre les pierres; et puis les touristes évidemment, les mômes braillards, les casquettes, les shorts larges, les boutiques de babioles, etc... Une espèce de grand mensonge souriant. Et peut-être aussi l’impression que personne d’autre que moi ne marche seul dans les rues. Et encore le fait d’avoir en permanence à l’esprit le devoir de travailler au journal. J’y passe encore presque toute la journée, mais pas très efficacement, soit sur les rives du Tarn, soit dans un café. En pique-niquant sur un banc devant les passants, près de la source de la Burle, où Énimie fut guérie de la lèpre et décida de fonder un monastère qui marqua la naissance de la ville, je me sens comme un vagabond avec de l’argent dans les poches. J’aurais volontiers fait une descente en canoë-kayak. L’exemple qu’on en a en permanence sous les yeux fait envie, surtout par cette chaleur. Mais je n’en ai pas le temps à cause de ce journal. Bref, autant repartir demain et transporter ma grotte portative dans le Causse Méjean. Mais tout cela est-il bien normal, docteur ?
Lundi 3 Août (rédigé les 4 et 5) :
Légère pluie matinale. Levé à 6h30. Promenade à la “Corniche du Rajol”, point de vue mentionné sur un écriteau. Un étroit sentier mène à travers bois au-dessus d’un paysage formé par l’ensemble des Gorges de la Dourbie et d’une vallée perpendiculaire et profonde. Le haut des falaises est hérissé de roches dressées comme des doigts au-dessus d’une forêt verdoyante qui tapisse la vallée et les gorges. Celles-ci se déroulent en enfilade sur une dizaine de kilomètres jusqu’à Millau, dont on aperçoit une partie du viaduc. Le sentier sillonne parmi les genévriers, les buis et les bruyères, en mettant les monuments de pierre dans la perspective des gorges, et, plus haut, du Causse Noir et du Larzac. Dans la lumière pâle du matin, dans le silence, dans la solitude et la paix du matin, le spectacle est calmement sublime. La boucle du sentier, d’environ 3 km de long, me ramène à Roques-Altès. Roques-Altès ! N’y a-t-il pas dans ce nom l’histoire à inventer d’une forteresse espagnole assiégée ? N’entend-on pas la grandeur et la ruine d’une noblesse assassinée ? Pourtant la géologie raconte une autre histoire. Elle remonte à 200 millions d’années, quand les Grands Causses n’existaient pas, quand la mer recouvrait leur étendue. Toute la vie contenue dans la mer se déposa, et forma une couche de sédiments qui atteignit 300 m d’épaisseur. Cent millions d’années plus tard, des mouvements architectoniques érigèrent les pyrénnées et les Alpes. Dans leur poussée ils soulevèrent les fonds marins, et, en chassant l’océan, ils provoquèrent l’émergence du plateau sédimentaire. Celui-ci, dans sa fragile minceur de 300 m, craqua, se cassa comme une fine pellicule de glace en plusieurs plaques qu’on appellera plus tard Sauveterre, Méjean, Larzac, etc... Dans les cassures, l’eau s’écoula et creusa des rigoles qu’on appellera plus tard Gorges du Tarn, de la Jonte, de la Dourbie, etc... Et dans les plateaux sédimentaires, devenus calcaires, la pluie s’immisca, fit des fissures, s’infiltra, s’écoula souterrainement, creusa des avens et des grottes. Le système karstique était formé. Sur les bordures des plateaux, plus fragiles, elle crénela, fit de la dentelle. Et des millions d’automnes, d’hivers, de printemps, d’étés glissèrent dans les créneaux, soufflèrent sur les échancrures, enlevant une poussière après l’autre, pour sculpter Roques-Altès. Mais c’est toujours une histoire de grandeur et de ruine.
Le reste de la matinée, journal. Départ vers 13h30. Une piste descend dans la vallée à travers une forêt de chênes, de pins et de buis. Elle remonte ensuite de l’autre côté pour atteindre, 150 m plus haut, le hameau de Maubert, passage obligé pour accéder au Chaos de Montpellier-le-Vieux. Le chaos, c’est la stucture du hasard qui a déterminé Roques-Altès. Mais ici, c’est en plus grand. Seulement, à ma surprise de la veille où je découvrais un site inattendu et peu fréquenté, succède aujourd’hui ma déception devant la disneylandisation d’un autre site naturel dont j’attendais pourtant beaucoup et que je croyais peu connu. Au-dela de la gêne occasionnée par la masse touristique qui afflue en un défilé continu de voitures, il y a le scandale du projet lui-même. Est-ce qu’on imagine de mettre un péage pour accéder au Nez de Jobourg ou aux falaises d’Étretat ? Ici on l’a fait. Même à pied il en coûte 5 euros. Et 5 euros pour financer quoi ? Un parking, des chemins, quelques passerelles, un petit train supposément pittoresque, et des noms attribués aux différentes formations rocheuses afin de pré-mâcher l’imaginaire des visiteurs, et leur laisser penser que “le chameau”, “le crocodile”, “la tête de la reine Victoria”, attendaient d’être vus par eux et justifient une attraction moneyable. Ou comment gagner de l’argent avec un produit qui ne coûte rien à celui qui le vend. Et ainsi on vole à ces monuments leur essence-même. Mais du haut de leur grandeur, ils savent que la ruine ne les fera pas disparaître les premiers, eux qui, quelques minutes plus tôt, ont vu des hommes préhistoriques s’abriter dans leurs replis.
Après “la porte de Mycènes”, un sentier oublié descend au fond des gorges de la Dourbie. La forêt crépitante résonne de criquets et de cigales. Puis d’anciennes terrasses de culture témoignent de siècles plus récents. Le sentier arrive enfin, 350 m plus bas, au village de La Roque-Sainte-Marguerite, autrefois ville de seigneurs, paraît-il. Je passe sur le pont qui enjambe la Dourbie, fais une courte pause, et par un chemin gravissant l’autre versant des gorges, attaque le Larzac. Encore 250 m à monter. Mais de même qu’un wagon lourd en glissant d’une montagne russe prend plus de puissance pour remonter, de même mon sac à dos me fait l’effet d’un moteur et j’arrive en haut plus vite que prévu. Un promontoire offre une vue fantastique sur les gorges, toutes enveloppées dans leur manteau forestier, sous une lumière oblique qui paroxyse les formes et les couleurs. Une petite route, bordée d’un talus dont la terre rouge arrachée révèle les racines des chênes, mène à Pierrefiche-du-Larzac. J’y remplis mes deux gourdes et continue tout droit à travers une grande plaine, longue comme un large couloir, cultivée, et relevée sur les bords par des collines boisées qui la suivent sur toute sa longueur. Le ciel est bleu, la terre est jaune, et les collines, vert sombre. Deux ou trois kilomètres plus loin la plaine se rétrécit. Les bois se resserrent. Je plante la tente au-dessus d’un champ, en bordure de forêt, sur d’anciennes terrasses à peine reconnaissables comme telles, peu à peu colonisées par les arbres. Dans la nuit un chien vocifère rageusement tout près. Peut-être en avait-il après un chevreuil dont j’entends le cri plus tard. Ou peut-être la pleine lune lui faisait-elle monter de sauvages réminiscences de loup. Une lueur blême projette des ombres nettes dans la nuit.
Mardi 4 Août (rédigé le 5) :
Pour la première fois depuis trois semaines, j’ai mal dormi. Journal en matinée. Départ vers 13h.
Il fait chaud. Hormis l’orage de Samedi soir, le ciel est au plus beau depuis longtemps. Peut-être est-ce tout simplement le Sud? Passée la ferme du Sot, un chemin pénètre dans une longue petite vallée, probablement cultivée autrefois, aujourd’hui moitié forêt, moitié taillis. C’est depuis la descente du Causse Noir, hier, que je ressens vraiment ce que peut être une forêt du Sud. Tout y est plus intense, plus tranché, plus crépitant. Moins haute qu’au Nord, comme écrasée par la pression du soleil, c’est une forêt dont même les ombres sont lumineuses. Les lutins et les elfes ne peuvent pas vivre ici car ils ne peuvent s’y cacher. Ici tout éclate. Tout s’exprime. Le sous-bois ne recèle pas de secrets. L’air entre les plantes, l’air où se déploient les feuillages, est comme dilaté. Et les plantes, et les feuillages s’y épanouissent plus librement et plus vigoureusement. Mais surtout les couleurs sont pour moi d’une intensité nouvelle, extraordinaire. Chaque nuance de vert resplendit comme une pierre précieuse pénétrée par le soleil. Si une femme s’habillait de tels verts, on la dirait tape-à-l’oeil, alors qu’elle exalterait simplement sa vitalité comme ici les frondaisons lumineuses des chênes. Et le bleu du ciel, sur qui elles se détachent, oserait-on en peinture lui donner une telle densité ? C’est le bleu dominateur et implacable de Bataille. Mais nulle cruauté ici. Seulement le désir ardent d’exulter dans la lumière. Le chemin traverse une zone plus dégagée, composée de taillis clairs et d’arbres espacés. D’autres chaos se dressent sur les collines. Des pins s’y frottent aux rochers. Entre les rochers et les pins, on dirait qu’il y a, dans tous les pays, de la Norvège à la Chine, comme une rivalité harmonieuse où le pin semble à la fois s’aggripper et se débattre, se tordre pour exister face au minéral, que pourtant il recherche et qu’il imite même dans sa rugosité.
Je débouche sur une route en rase campagne. Une voiture s’arrête et la conductrice me propose de m’avancer quelque part. Il faut dire que l’après-midi est caniculaire et qu’il ne paraît pas normal de marcher sous un tel soleil et chargé comme je le suis. Je la remercie. De toute façon j’arrive à Montredon. Montredon est un hameau qui, après avoir subi en 1902 la création sur ses pâtures d’un camp d’instruction militaire, perdit une bonne partie de son petit nombre d’âme quinze ans plus tard à la guerre. Il n’y survécut pas. Le camp militaire, lui, s’agrandit. Il fallut attendre soixante ans et une révolution avortée pour qu’une poignée de gens d’ici et d’ailleurs, fuyant une société, cherche à en imaginer une autre sur la base de l’ancienne. Mais il fallut encore lutter car le camp voulait s’agrandir davantage. Et cette fois ce sont les chèvres qui l’emportèrent sur les militaires. Montredon n’est pas devenu une ruine, et des résidents y vivent toute l’année. Il y a à Montredon une jeune femme qui fait des fromages. Elle porte une robe à fleur et un chapeau de paille et elle est jolie. Je lui demande de l’eau, elle y ajoute un sourire. Elle me signale en passant qu’il y aura une fête, demain soir, si je voulais bien. “Je voudrais bien, mais je ne reste pas.” Nous discutons un peu; elle s’en va, puis revient avec une brouette. “-Et quel genre de fromage vous faites ? -De la tomme de chèvre. - Hmm hmmm !...” Elle se met a rire en poussant plus loin sa brouette. Elle a disparu. Je reprends la route, toute droite, dans un paysage aride. 4 km plus loin, au croisement avec la D 999, un chemin caillouteux descend âprement dans une vallée. Il continue ensuite entre des champs moissonnés, striés de cordons de paille et entourés de montagnes rondes et boisées.
Dimanche 9 Août (rédigé au retour) :
Pensant avoir emporté trop de nourriture, j’ai mangé sans retenue ces derniers jours afin d’avoir moins à porter. Avec l’allongement imprévu d’une journée, je vais devoir à présent me rationner. Mais une surprise m’attend en ouvrant le sac de provisions : le fond en est tapissé de centaines de minuscules fourmis qui s’agitent sur le plastique. Je savais que des fourmis y entraient parfois, de même que toutes sortes d’insectes pénètrent dans la tente, araignées, punaises, et surtout fourmis. Il est impossible de l’éviter. Mais je ne me doutais pas qu’une fourmi pouvait produire autant de rejetons et si rapidement. Toutefois, chaque chose étant emballée dans de plus petits sacs, les aliments n’ont pas été envahis. Il suffit de remplacer le grand sac.
Je pars vers 9 h après avoir salué la fermière et quelques uns de ses hôtes. Le chemin continue à travers la forêt dans un tunnel de verdure. Il descend ensuite au fond d’une grande vallée creusée par le “ruisseau du Saut du Loup”. Une averse brève rafraîchit l’atmosphère. La vallée marque un virage prononcé. Plus loin elle s’élargit et se déboise de façon à former un champ très allongé où quelques vaches progressivement se découvrent derrière des arbres sporadiques. Puis, par la voie d’un vallon, le sentier se hisse à l’assaut d’un col. Dans ces régions, dès que l’on grimpe un peu, on se retrouve rapidement en nage. Mais arrivé là-haut, la justification de cette sueur prend le nom de “Cirque de la Séranne” et la forme d’un nouveau théâtre hémisphérique où le regard plonge de 500 m dans une large vallée transversale, bordée par une barrière montagneuse à laquelle succède un vague plateau forestier. Un halo étiré stagne au-dessus de ce plateau comme un serpent fantôme. C’est la rivière Hérault qui se signale par ses émanations brumeuses matinales. Au-delà, encore d’autres montagnes. Et dans la bande lumineuse où les derniers horizons fusionnent avec le ciel, on devine, par certaines brillances allongées, par une linéarité continue, la Méditerranée.
Je dépose mon sac et vais cueillir dans les environs quelques brins de lavande et de thym dont je croise depuis un certain temps les effluves en marchant. Absorbé dans ma cueillette, je n’aperçois pas tout de suite une personne qui se tient debout au niveau du col. Je la rejoins et nous faisons connaissance. C’est un Allemand d’environ 35 ans. Il vient de faire l’ascension du cirque depuis le hameau de Méjanel, en bas dans la vallée, où il passe l’été chez un ami qu’il aide à la cuisine de son restaurant. Il vient de Fribourg où il est menuisier. Il enseigne également les arts martiaux à des enfants. Nous avons ainsi une bonne conversation d’une demie-heure que nous finissons un peu philosophiquement en tombant d’accord sur le fait, assez convenu, que la solitude dans la nature permet de reconnaître ce qu’il y a de vraiment important pour soi. Il s’appelle Ralph. Inquiet d’un éventuel orage, il demande mon avis là-dessus avant de continuer son ascension vers le mont Peyre Martine. Mais je pense qu’il n’y a rien à craindre pour les prochaines heures. De mon côté je commence à descendre un sentier caillouteux qui décrit des zigzags serrés et innombrables vers la vallée. Ce versant de la montagne marque une nette évolution de la végétation. La yeuse, ou chêne vert, typique des régions méditerranéennes, prédomine ici, avec ses petites feuilles ovales et coriaces qui le font ressembler à l’olivier, bien que d’un vert plus sombre. Les genévriers sont plus grands, presque des arbres, et leurs bois torsadés, comme écartelés, à l’écorce rugueuse et filandreuse, leur donne l’air d’avoir des siècles. Mais c’est une fois en bas dans la vallée que l’on sent vraiment le passage à une autre région biologique, et même culturelle. Les cigales, qui s’entendent depuis déjà plusieurs jours, font ici chorale au milieu des champs d’oliviers. Quand on voit des champs d’oliviers et qu’on entend les cigales, on sent qu’on est au Sud, et que le Massif Central, c’était le Nord. En traversant le hameau de Méjanel, notamment par un chemin ombragé et pavés de pierres arrondies par l’usure, je ressens nettement que l’un des aspects du Sud, par rapport au moins à la Normandie, c’est la marque du temps imprimée dans chaque chose. Que ce soient les troncs noueux des oliviers, les murs flétris, les pavements usés, tout porte une empreinte séculaire. Le travail du temps est visible au grand jour. Par goût ou par pauvreté, une sorte d’esthétique de l’usure a peu à peu modelé les choses.
En traversant la D 122 au milieu de la vallée, je pose mon sac à l’entrée d’une belle et riche propriété entourée d’un parc, seule habitation alentour, pour y demander de l’eau, avec quelque incertitude sur la façon dont je serai reçu. J’en ressors une demie heure plus tard avec un saucisson, du pain, des nectarines et des noix. Encore ai-je refusé une invitation à déjeuner. La propriétaire, mi-Montpellieroise mi-Parisienne, en vacances avec ses deux enfants d’une trentaine d’années, s’est visiblement laissée émouvoir en apprenant que je pérégrinais seul et sans portable. Je me retrouve donc à nouveau avec trop de nourriture. Un sentier particulièrement étroit gravit la barrière montagneuse qui fait face au Cirque de la Séranne. Encore un peu plus de 200m à monter. En plus de la chaleur, l’étroitesse du sentier rend la progression assez laborieuse du fait du frottement permanent aux branches vigoureuses des arbustes. Je fais une pause à mi-hauteur pour manger. La végétation n’est pas assez haute pour donner de l’ombre. Une fois arrivé en haut, la vue porte sur toute la vallée de la Séranne dont le riche couvert forestier, combiné aux champs d’oliviers, propose un magnifique nuancier de verts. En revanche à partir d’ici le sentier devient totalement indistinct. Il se confond avec d’autres passages confus qui s’insinuent dans une forêt basse, alternativement compacte et ajourée, mais identique dans toutes les directions. Je comptais la traverser par le Sud-Est; mais vu le risque d’égarement, je préfère prendre une autre direction qui devrait, d’après ma carte, me faire déboucher assez rapidement sur une piste carrossable. La boussole m’est ici d’un grand secours. Je finis par trouver la piste en question, large et sinueuse, que je n’ai plus qu’à suivre vers le Sud, toujours à travers la forêt. Peu après j’arrive aux abords d’une maison isolée, le Mastarguet, où je comptais encore demander de l’eau. À mesure que je m’en rapproche, je découvre des carcasses de toutes sortes de véhicules rongés par la rouille et abandonnés au hasard dans les bois. Puis j’entends des aboiements rageurs venant de derrière des baraques grossièrement rafistolées, autour desquelles s’éparpille tout un capharnaüm d’objets et d’engins hétéroclites et indéterminés. La piste contourne le domaine en longeant une clôture délabrée, puis s’enfonce à nouveau dans les bois où s’égrainent encore d’autres véhicules macabres. Finalement je choisis de ne pas trop m’attarder dans ce décor de Massacre à la tronçonneuse. Les aboiements semblent se rapprocher. Je me dépêche de rejoindre la route toute proche, et finis par sauter un peu en catastrophe par-dessus un grillage pour me retrouver aussitôt sur le bitume. La forêt se poursuit de l’autre côté de la route, mais elle est plus aérée. Une piste relativement droite la traverse. Le ciel s’obscurcit au Nord. Des grondements de tonnerre commencent à résonner de plusieurs endroits. À la faveur d’un espacement des arbres, je vois venir vers moi, tombant d’une zone très circonscrite de la couche nuageuse, une colonne de pluie extrêmement massive et sombre. Par contraste avec le reste du ciel, elle forme un large cylindre obscur et dense qui se détache avec une netteté hallucinante, comme une énorme tornade. Je n’avais encore jamais observé un tel phénomène. On dirait une tour noire et massive, un gigantesque pilier qui s’appuie sur la terre et supporte le ciel gris. Avec l’apparente lenteur des choses colossales, il avance en comblant un espace de plus en plus large, comme s’il glissait vers moi. Le tonnerre l’accompagne. Ma carte signale une ferme à environ un kilomètre d’ici. Je presse le pas, non seulement pour essayer d’y trouver un abri, mais aussi pour remplir mes deux gourdes. J’y suis en dix minutes sans avoir vraiment pris le temps de me retourner pour voir comment la chose évoluait.
J’entre dans un grand corps de ferme, avec une cour et un puits contre lequel je pose mon sac. Je frappe à la porte. On me dit d’entrer. Passé un couloir, j’arrive au seuil d’une cuisine basique. Un simple coup d’oeil sur la gente masculine de quinquagénaires bedonnants et bestiaux attablée ici suffit pour comprendre que j’ai à faire à un ramassis de chasseurs, et pas de la plus fine espèce. À ma demande d’eau, je me vois répondre par un brutal : “Comment vous êtes arrivé là ?” On m’explique que tout ce territoire est privé sur plusieurs kilomètres de longueur et de largeur. Je me justifie en disant que le chemin par lequel je suis arrivé ne comporte aucun panneau qui le signale. Je repars tout de même avec de l’eau, accompagné d’un avertissement “pour la prochaine fois”. Quant à la tour d’orage, elle a disparu. Je reprends la piste. Elle passe un peu plus loin par une dernière ferme, visiblement inoccupée, mais que par prudence je traverse très discrètement. Le ciel reste par endroit très sombre, ce qui crée un contraste particulièrement pictural avec les coloris chatoyants des feuillages. Il y a encore des coups de tonnerre localisés. La piste se met ensuite à descendre en décrivant de nombreux lacets. Après un ultime virage, un bruit de rivière se fait entendre derrière un rideau d’arbres. C’est l’Hérault. C’est le terme de ce voyage. Mais elle est cachée par une rive boisée d’une dizaine de mètres de largeur et impénétrable. Je parviens toutefois à me frayer un accès entre les branches. La rivière est ici large d’une vingtaine de mètres et beaucoup plus encaissée que je ne le pensais. Il s’agit en fait de véritables gorges d’une profondeur de 200 à 300 m, parfois escarpées, et entièrement recouvertes de forêt, ce qui leur donne un aspect très sauvage. En revanche, non seulement la végétation et les galets ne laissent aucune place pour une tente, mais il est même impossible de longer la rivière autrement que depuis la piste, c’est à dire séparé d’elle par ce rideau boisé qui la cache. Au bout d’un kilomètre cependant la rive s’élargit, la végétation devient plus aérée, et je parviens à trouver juste les deux mètres carrés nécessaires.
Le ciel ne parle plus de pluie ni d’orage. Dès la tente montée, je fais ce que je rêvais de faire tout au long de ce voyage : me baigner dans l’Hérault. Malheureusement le rafraichissement de l’air ne fait pas de ce moment une source de bonheur aussi grande que ce que j’avais imaginé les jours caniculaires. La rivière est néanmoins calme et profonde, et propice à la nage autant qu’une piscine. Je m’y prélasse tout nu, longuement, entre deux pans élevés de forêts silencieuses. En soirée je fais un feu sur la partie rocheuse du rivage et rédige quelques lignes de journal. La nuit tombée, les gorges se remplissent de la clameur stridulente des grillons, des cigales, et de toute l’armée invisible et mystérieuse des insectes, dont les grésillements, les crépitements, les bourdons, les murmures, les rumeurs, résonnent comme un orchestre en superposant des fréquences et des rythmes variés pour former un tissu sonore d’une extraordinaire densité.
Lundi 10 Août (rédigé au retour) :
Levé à 6h30. Tout est silencieux à nouveau. La rivière est lisse. Le soleil apparaît tardivement au-dessus des montagnes. J’explore longuement la partie praticable du rivage, où quelques petits arbres réussissent à s’implanter sur un socle souvent immergé. La roche, modelée par les crues, a des formes de vagues. Elle présente un peu partout des petites cuvettes, plus ou moins profondes, à l’intérieur desquelles se trouve toujours un galet plus ou moins gros. Le galet, c’est l’outil. La rivière en crue, c’est la main qui, en faisant ballotter le galet, use la roche et la creuse. Ces crues semblent pouvoir être extrêmement importantes. Les débris végétaux et plastiques accrochés dans les arbres, à trois mètres au-dessus du niveau d’eau actuel, en sont la preuve. Le son d’un sanglier en pleine course me parvient depuis la rive opposée, à travers le riche couvert forestier. Je reprends la piste vers 10 h. Un peu plus loin, un vallon perpendiculaire vient élargir la zone au-dessus du rivage. Je découvre ici deux petites grottes prenant rapidement la forme de conduits qui s’enfonçent aussitôt dans la terre comme des puits. Elles sont fermées par de solides grilles cadenacées, avec des écriteaux interdisant l’accès pour cause de “danger de mort”. Il est en effet très facile d’y glisser, et probablement impossible d’en ressortir. Une plaque commémorative, scellée à l’entrée de l’une de ces grottes, signale la disparition d’un jeune spéléologue. Il s’agit en fait de sources de résurgence. Ma carte en indique un grand nombre concentrées sur quelques 300 mètres de rivage. Le thym et le romarin sont abondants ici. Je passe un long moment à en cueillir, puis à les rassembler en bouquets afin d’emporter un souvenir olfactif de la région. C’est aussi une façon de prendre le temps de profiter de cette journée ultime, de retarder un peu la fin de l’aventure. S’il ne faisait pas aussi chaud, je pense que je pourrais prolonger le voyage indéfiniment. Juste après cette zone, j’accède à une plage en partie sablonneuse, dégageant une vue magnifique sur la rivière qui fait ici un large coude, ceinturée par des montagnes enrobées de forêts lumineuses, aux nuances de verts panachées éclatantes. Mais pour rejoindre la piste, je dois traverser péniblement un ancien défrichage abandonné, puis un talus broussailleux auquel je m’érafle. À partir d’ici la piste se réduit à un chemin étroit. Deux ou trois kilomètres plus loin, dans un autre coude, les gorges se resserrent tout en conservant leur hauteur. Les sommets sont plus escarpés et présentent par endroit des falaises. Les premiers kayakistes apparaissent. Sur le chemin, je me laisse encore pas mal retarder par les mûres. Les fraises des bois dans le Puy de Dôme, les myrtilles dans le Cantal, les framboises dans l’Aubrac et dans les Causses, ici les mûres, combien d’heures passées à les cueillir ? Combien de fois mes mains en ont-elles été remplies, maculées, rougies ? Avec la chaleur qui monte, je ressens le désir de me baigner une dernière fois dans l’Hérault. Mais les deux ou trois endroits accessibles sont déjà occupés par des kayakistes. Peu à peu la rivière devient plus large, plus profonde et plus stagnante, résultat d’un barrage que je découvre bientôt, au niveau d’une route arrivant d’une vallée perpendiculaire. La station de canoë-kayak se trouve ici. Le chemin se termine et je continue de longer la rivière depuis la route. Quelques centaines de mètres plus loin, le rivage s’élargit en une plage rocheuse. Je pose là mon sac, me déshabille, et nage une bonne demie-heure en long et en large à travers la rivière. Nager sous la surface, le corps entièrement immergé dans l’eau fraîche, me procure un vif plaisir. Le soleil me sèche ensuite en quelques minutes.
Je reprends la route, rafraîchi, mais pour peu de temps. La circulation devient importante. Ce sont surtout des touristes et ils roulent vite. Je sens que je commence à entrer dans un monde qui tourne sur un rythme différent de celui d’où je viens. La rivière et les gorges continuent de former un magnifique ensemble naturel, mais le passage continu des voitures, le bruit violent qu’elle font, ainsi que la chaleur encore écrasante qui règne, rendent ces derniers kilomètres assez laborieux, d’autant que je n’ai plus d’eau à boire depuis ce matin. Sur le bord de la route, il y a de temps en temps de tout petits champs d’oliviers ne comptant pas plus d’une douzaine d’arbres. Le vent les anime en faisant miroiter leur revers argenté. Plus loin un deuxième barrage apparaît, au-delà duquel s’étire une longue plage de galets. Quelques vacanciers disséminés ont posé leur chaise de camping dans un bras de la rivière, les pieds dans l‘eau et la bedaine au soleil. Je ramasse sur le bitume un grand papillon mort. Comme il est pratiquement intact, je l’emballe précieusement afin de l’emporter. Tout près d’une maison - la première que je rencontre depuis ce matin - coule une source à laquelle je peux enfin me désaltérer un peu.
Peu après j’arrive à Saint-Guilhem-le-Désert. J’avais pensé un moment y mettre le point final de ma petite aventure. Mais ce village médiéval est un site touristique très couru, et je n’ai aucune envie de finir mon voyage au milieu des présentoirs de cartes postales. La seule idée d’arpenter des ruelles aux pavements refaits et d’y subir la vue de touristes en foule me révulse. Au contraire, je voudrais finir en m’éclipsant en douceur, depuis une bourgade quelconque. Mais apparemment il y en a peu dans cette région où je commence à mettre le pied. À partir d’ici, c’est un autre Sud qui pointe son nez. Celui des masses, du traffic, du bronzage, de la dénaturation, de la vulgarité et de la laideur. Finalement je me suis décidé pour Aniane, à 8km. Je pensais au moins prendre un verre ici, à Saint-Guilhem-le-Désert, voire me payer un petit restaurant. Mais la grande brasserie où je me suis installé est tellement débordée que j’ai l’impression d’être invisible. À moins que ce ne soit mon aspect particulièrement défraîchi, mon tee-shirt trempé de sueur, mon odeur, mon gros sac à dos, qui font que les gens, par cette civilité hypocrite instinctivement acquise, préfèrent ne pas me voir plutôt que de se demander quelle attitude prendre envers un pauvre type en voie de clochardisation. Je repars donc. Un chemin permet de longer la route en évitant la proximité des voitures.
Un kilomètre après le village, se dresse une grande tour en ruine, ancien moulin d’abbaye planté pittoresquement dans une courbe de la rivière, toujours ceinturée par des montagnes luxuriantes. Sans regret pour la brasserie je m’installe avec délice au bord de l’eau pour pique-niquer, juste au pied de la tour. Devant moi se déroule l’harmonieux tableau formé par la rivière, la forêt, le ciel bleu et les nuages blancs qui débordent au-dessus des crêtes.
Vers la fin de ma pause, un homme surgit de nulle part, tout près. Il se plante devant la rivière, se tourne vers moi et s’exclame : “C’est beau !” Il porte à la main une grande valise noire et usée. Il est habillé comme un homme de bureau, chemise blanche et pantalon sombre, mais ses chaussures sont tout à fait pitoyables, hors d’usage. Il sue de la tête comme s’il avait une éponge sous le cuir chevelu. Peut-être à cause de la valise, je l’imagine représentant de commerce, plutôt bas de gamme. Il commence à déployer un bagou qui ne dément pas cette hypothèse. Tout ce qu’il dit est proféré avec un mélange d’enthousiasme nerveux et d’ingénuité décalée. Il me raconte que son père l’emmenait souvent ici autrefois, et qu’à présent quand il passe dans la région il s’arrête toujours là un moment. En l’espace d’une quinzaine de minutes, il me raconte un tas de choses, mais je ne retiens que ces deux-là : tout à l’heure, sur la route, en venant, il a vu un accident dans lequel une voiture était encastrée sous un camion. “Je crois qu’ils sont tous morts ! C’était affreux ! Affreux !” Et puis celle-ci : il y a quelques années, le fils de ses voisins, un amateur de sports extrêmes, alors qu’il nageait dans un passage tumultueux de l’Hérault, a disparu sous les yeux de son frère. Pendant des jours on a recherché son corps, sans résultat. “Disparu !” Trois mois plus tard on l’a retrouvé à plusieurs kilomètres en aval... mais il lui manquait une jambe. Personne n’a compris ce qui s’était passé. Son idée au sujet de la jambe, c’est qu’un très gros poisson l’aurait mangée... (dit avec gravité). “C’était terrible ! Terrible !” À sa demande, je lui explique mon voyage qui se termine aujourd’hui-même. Il se montre extrêmement impressionné, me sert la main vigoureusement et me “tire son chapeau”. Encore quelques mots, puis il s’en va à peu près aussi rapidement qu’il est arrivé. Filmée, cette rencontre aurait bien valu la scène de “Pierrot le Fou” dans laquelle Raymond Devos apparaît subitement à Belmondo sur une jetée et se met à lui raconter une folle histoire. C’était du Godard pur jus.
La suite des gorges est de plus en plus encaissée. La rivière est progressivement serrée par deux hautes murailles de calcaire qui réduisent sa largeur à quelques mètres seulement. En un point précis, elle est presqu’entièrement occultée par une grande corniche naturelle qui s’étend sur une vingtaine de mètres comme une marquise en demie-lune. Étant moi-même au-dessus de la corniche, je peux voir que son toit est le support d’un véritable jardin aquatique où l’eau ruisselle abondamment parmi des mousses, des fougères, et toute une végétation d’allure tropicale autour de limpides petits bassins calcaires en formes d’alvéoles. Cette eau, glissant d’une source à mi-hauteur de la falaise, tombe ensuite de la corniche en lignes verticales, et relie la rivière en formant un rideau de pluie. Cet opus admirable est invisible depuis la route, à moins de marcher tout contre le parapet de protection. Et son accès périlleux devrait encore le préserver un certain temps comme il est.
Plus loin les gorges se resserrent encore davantage et l’Hérault est comme prise en étau dans un étroit corridor en calcaire. Apparaissent alors quelques jeunes en shorts bariolés qui escaladent le haut des parois. Malhabiles à arpenter pieds nu la roche, on a l’impression à tous moments qu’ils vont déraper et se briser les membres. Puis, après un instant d’hésitation, ils se lancent dans le vide et tombent comme des pantins désarticulés dans la rivière, disparaissant quelques secondes sous l’eau avant de refaire surface en secouant la tête.
À partir de la grotte de Clamousse, signalée par d’immenses panneaux très voyants, et jusqu’au “Pont du Diable”, des voitures sont garées sur le bord de la route en une file indienne de plusieurs centaines de mètres de long, arpentée d’un bout à l’autre par des foules de touristes qui se croisent. Autour du pont, des grappes d’adolescents bronzés sont accrochés aux parois, et là encore certains d’entre eux s’élancent en rythme dans le vide, en faisant des plongeons vertigineux peu élégants.
Ce pont marque non seulement la fin des gorges de l’Hérault et de tout le massif montagneux auquel elles se rattachent, mais je pense qu’il marque aussi la fin de l’ensemble géologique du Massif Central. Juste après lui commence la première plaine de mon parcours.
L’Hérault s’élargit alors brusquement en formant un bassin artificiel. Il est bordé à gauche par une plage de sable visiblement importé, où la place de parasol semble chère, et à droite par les villas impersonnelles de Saint-Jean-de-Foss. À partir d’ici la D 27 s’engage à travers la plaine en ligne droite jusqu’à Aniane. Des vignobles s’étendent de part et d’autre de la route où la circulation est intense. Le long du trajet je détache de lourds paquets de raisins, et mords dans la pulpe juteuse à pleine dents tout en marchant. À mesure que j’entre dans la ville, je me sens terrasé par une chaleur d’après-midi insupportable.
Après quelques recherches vaines dans le centre d’Aniane, je reviens sur mes pas, épuisé et en nage, vers un hôtel moderne aperçu en arrivant. La chambre est située au rez-de-chaussée, elle donne sur une petite pelouse carrée fermée par une haie de buis. Aussitôt je vais sous la douche et laisse couler l’eau et le temps sans compter.
En fin d’après-midi, après une bière au café de la place centrale, je sillonne les ruelles de la vieille ville. Elles forment un labyrinthe assez complexe et désert où chaque apparition de silhouette, le plus souvent une femme ou un chat, produit un effet de surprise et de mystère. Beaucoup de maisons sont peintes en ocre et leurs volets en bleu.
De retour à l’hôtel je me repose un peu dans ma chambre. Comme chaque soir, je sélectionne les photos de la journée, trace en pointillés noirs le trajet sur la carte, compte le kilométrage effectué - environ 570 km - et rédige quelques lignes de journal. En fin de soirée je retourne à la brasserie centrale pour manger quelque chose. Retour à l’hôtel vers minuit.
Le lendemain matin un bus me conduit à Montpellier où un TGV me ramène à Paris.