10 tirages jet d’encre sur papier Fine Art Hahnemühle Rag (mat) – 50 x 70 cm
À la fin des années 80, j’étais étudiant en arts plastiques à Paris VIII (Saint-Denis). Juste en face de l’université s’étalait une zone indécise que j’aimais explorer avec mon Nikon FM2. J’y photographiais en noir et blanc les sombres étendues maraîchères qui résistaient à l’urbanisation. On y voyait encore des ruines d’installations agricoles qui se dressaient comme des énigmes antiques, et de tristes routes scandées de poteaux électriques en bois.
Presque trente ans plus tard, l’université et la station de bus y avaient gagné du terrain. Mais ce qui dominait surtout, c’était l’immense parallélépipède des Archives Nationales, resplendissant monolithe high-tech inauguré en 2013. On devinait cependant, derrière la rationalisation de l’espace, des zones d’oubli. Il suffisait de franchir un grillage éventré et...
… Là, sur environ deux hectares, on pouvait explorer à loisir toute une géographie du rebut : collines de gravats couvertes de broussailles, décharges fumantes aux multiples strates, bennes débordantes de plastiques colorés, blocs de béton noyés dans la boue, friches impénétrables, carcasses rouillées, vagues potagers, cabanes branlantes, inscriptions taguées… Le tout se prolongeait par ce qu’il restait des anciens champs de maraîchers, avec en arrière-plan les barres HLM du 93. Et bien sûr, l’étincelant bâtiment des Archives Nationales, juste à côté, dominait l’ensemble de son impeccable rectitude.
Tout de suite m’est apparue la force symbolique de cette zone en déréliction. Elle aussi, comme sa voisine rutilante, est porteuse d’une mémoire. Mais c’est une mémoire chaotique de choses dérisoires et inutiles : un vieux caddie, des jouets d’enfants, des débris de construction, des machines désossées, des bibelots, des objets non identifiés… Néanmoins chacune de ces choses a un passé. Des milliers de personnes ont eu un lien avec elles. Et le fait qu’elles s’ajoutent à cette terre de maraîchage séculaire augmente encore leur histoire, jusqu’à en devenir bientôt un élément géologique, un morceau de mémoire sédimentaire.
Archives Nationales et archives sauvages, en quelque sorte. D’un côté une mémoire rangée, construite, utile ; de l’autre un amas incohérent de refoulements, un agglomérat d’oublis, un puits à ordures visité par la vermine. C’est l’envers d’un décor, d’une ville, d’une vie…