Tirages jet d’encre sur papier Fine Art Hahnemühle (Rag bright white - mat), 90 x 60 cm, contrecollé sur Dibond 2 mm
ARGUMENT
Revenu émerveillé d’Afrique du Nord, le jeune André Gide échappe à l’ennui de son milieu parisien en rédigeant Paludes (1895). Dans ce court texte, il ironise sur la complaisance avec laquelle nous acceptons de laisser la routine lentement racornir notre existence, comparant alors celle-ci à un marécage (palus, – udis en latin).
Cette lecture a d’abord fait écho en moi à une attirance que j’ai depuis longtemps pour les eaux dormantes : étangs et mares cernés de friches, où lentement pourrissent en hiver, sous la vase, «les feuilles des printemps adorables». Stagnations silencieuses, secrètes métamorphoses de la matière, ces petits mondes asphyxiés m’ont toujours séduit.
Mais surtout le texte de Gide interpelle le lecteur sur le rabougrissement consenti – parfois recherché – de nos vies humaines, lequel se perçoit d’autant mieux qu’il fait suite à un pas de côté d’une certaine ampleur (pour Gide ce fut l’Algérie, pour moi l’Islande). Avec humour, l’auteur met en scène une faillite ordinaire, presque universelle : ardentes aspirations, intuitions fabuleuses, désirs d’horizons, tout ceci peu à peu enlisé sous l’érosion du quotidien, les nécessités de l’existence, le resserrement du temps.
Heureusement l’art se nourrit de tout, comme le vivant. Ainsi, à l’instar du protagoniste de Paludes, une possibilité se fait jour : de la dissolution-même de nos idées, tenter de faire œuvre.
C’est vers cette résonance que le projet a rencontré petit à petit sa justification, à partir de l’envie première de photographier ces fascinants cloaques. Le travail s’est étendu sur trois ans.
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– Angèle, Angèle, quand donc comprendrez-vous, je vous prie, ce qui fait le sujet d’un livre ? L’émotion que me donna ma vie, c’est celle-là que je veux dire : ennui, vanité, monotonie, – moi, cela m’est égal parce que j’écris Paludes – mais celle de Tityre n’est rien ; nos vues, je vous assure, Angèle, sont encore bien plus ternes et médiocres.
– Mais moi je ne trouve pas, dit Angèle.
André Gide, Paludes (1895)
PROCESSUS
Photographier le fond de l’eau en restant soi-même au-dessus, c’est faire face à un obstacle immatériel - le reflet, qui pose une difficulté bien concrète. La réflexion s’interpose et dissimule la chose à voir. Voilées de reflets, ces formations ne sont qu'en partie visibles normalement. Il restait donc à les dévoiler entièrement. Le regard devait pouvoir pénétrer à travers l’eau jusqu’à rencontrer la matière, sans l’interférence opacifiante des reflets – du ciel, des arbres, ou de moi-même.
D’où la nécessité d’un écran suspendu au-dessus de la zone à photographier, afin d’éviter tout reflet du ciel et des arbres (quant au mien, il suffisait de redresser légèrement l’angle de vue pour ne pas l’intégrer dans le cadre).
La conception d’un tel appareillage s’est heurtée à de nombreuses difficultés techniques :
- Il devait pouvoir se monter et se démonter facilement afin d’être transporté in situ.
- Son utilisation exigeait de provoquer le moins de remous possible afin de ne pas perturber la surface cadrée.
- L’écran devait avoir une superficie d’au moins 3 m² pour que, sur l’eau, l’étendue sans reflet soit d'à peine 1 m².
- La structure devait résister aux tensions dues à la position de l’écran en porte-à-faux par rapport au sac à dos. Ce n’est qu’au troisième dispositif réalisé que tous ces problèmes ont été surmontés. D’autres circonstances ont néanmoins compliqué les prises de vue. Le choix esthétique de ne photographier qu’en hiver a limité les occasions de travailler, le vent et la pluie rendant impossible la mise en œuvre du projet. L’accessibilité des sites, le profil des berges, les déficits en eau parfois, la dilution de la vase, les mouvements imperceptibles de la surface (la pose étant de près d’une seconde), l’éclairage inadéquat en cas de soleil, ont constitué autant de complications.
Un autre inconvénient majeur tenait au fait que, à cause des reflets, il était difficile d’identifier quelle zone présentait un intérêt, tant que je ne me tenais pas en place au-dessus d’elle avec tout l’appareillage, au risque de l’abîmer en l’approchant, et de la rendre aussitôt impropre à être photographiée.
Il a fallu aussi parfois me heurter à l’incompréhension intransigeante des propriétaires lorsqu’ils me voyaient, ainsi équipé, investir leur étang…
Enfin, les images brutes obtenues étant très ingrates en raison de leurs défauts de couleur, de luminosité, de contraste, ainsi que des myriades de particules flottantes qui parasitaient le canevas des formes immergées, un travail infiniment long de retouche a été nécessaire pour les faire tendre vers une vision picturale satisfaisante.